Chers amis, chères amies,
Salutations du Bureau de Tricontinental : Institut de recherche sociale
Dans les premiers mois qui ont suivi l’annonce par l’Organisation mondiale de la santé de la pandémie de coronavirus, la romancière indienne Arundhati Roy a écrit qu’elle espérait que la pandémie serait un « porte de sortie, une passerelle entre un monde et le suivant ». Elle espérait, en d’autres termes, que le monde admettrait la gravité de ses problèmes, exacerbés par la pandémie, et qu’on creuserait une brèche vers une réorganisation des structures sociales. Rien de tel n’est possible si le caractère de classe de la majorité des états du monde n’est pas transformé.
La simple reconnaissance du problème n’entraînera pas de révélation dans des endroits comme les États-Unis, l’Europe et les plus grands pays du monde en développement comme le Brésil et l’Inde. En réalité, l’année dernière, les faits ont été inversés : les classes dominantes de ces pays ont choisi d’utiliser l’argent public pour renflouer le système capitaliste anti-populaire en crise, plutôt que de transformer le système pour faire passer les intérêts de la majorité du peuple avant les profits de la minorité.
Un rapport récent d’Oxfam nous montre que « les dix hommes les plus riches du monde ont vu leur richesse combinée augmenter d’un demi-billion de dollars depuis le début de la pandémie – plus qu’assez pour payer un vaccin COVID-19 pour tout le monde et pour s’assurer que personne ne soit poussé dans la pauvreté par la pandémie ». Plutôt que d’utiliser cet argent pour le vaccin et pour l’éradication de la pauvreté, l’argent est placé dans des paradis fiscaux illicites et sur des comptes bancaires gonflés. Le nationalisme vaccinal et l’augmentation de la famine définissent la société capitaliste.
Entre-temps, en Chine, le projet socialiste a aboli la pauvreté absolue pendant la pandémie. En novembre 2020, les autorités de la province de Guizhou, dans le sud-ouest de la Chine, ont annoncé que les neuf derniers comtés au-dessous du seile de pauvreté avaient été retirés de la liste des pays pauvres, ce qui signifie que les 832 comtés pauvres du pays sont désormais sortis de la pauvreté. En sept ans, les politiques menées en Chine ont permis à 80 millions de personnes (soit à peu près la totalité de la population allemande) de sortir de la pauvreté ; au total, environ 850 millions de Chinois sont sortis de la pauvreté au cours des décennies qui ont suivi la révolution de 1949. Cette transformation s’est faite selon trois critères : premièrement, aucune famille chinoise ne devait rester en dessous du seuil de pauvreté rural ; deuxièmement, le projet communiste devait mettre fin aux « deux inquiétudes majeures » que sont la faim et l’habillement ; troisièmement, l’État chinois devait assurer les « trois garanties » que sont l’éducation, les soins de santé et le logement. Tout cela a été finalisé en pleine pandémie.
Il ne fait aucun doute que le projet socialiste, développé en grande partie dans les pays plus pauvres, s’en sort bien mieux que le projet capitaliste, qui est resté en crise malgré la richesse de leurs pays. Pour ne donner qu’un chiffre qui illustre le caractère désastreux de ce système, l’Organisation internationale du travail (OIT) calcule que la perte totale de revenus du travail s’est élevée en moyenne à 10,7 % au cours des trois premiers trimestres de 2020, ce qui représente 3 500 milliards de dollars de revenus du travail perdus (environ 5,5 % de la production mondiale en 2019). Cela signifie que la classe ouvrière dans les États capitalistes a perdu sa capacité à payer pour s’occuper des deux soucis (la faim et l’habillement) et des trois garanties (éducation, santé et logement), qui sont généralement privatisés.
En raison de la faiblesse des États socialistes et du mouvement socialiste mondial, les avantages de ce projet sont minimisés et méprisés dans une guerre de l’information intensifiée, selon laquelle la stratégie qui consiste à faire passer les personnes avant le profit n’a pas été en mesure de conduire une orientation politique mondiale. Au lieu de cela, le moment présent est défini par trois apartheids.
- L’apartheid financier. La dette extérieure des pays en développement est supérieure à 11 000 milliards de dollars, et l’on prévoit que les paiements au titre du remboursement de la dette s’élèveront à près de 4 000 milliards de dollars d’ici la fin de cette année civile. L’année dernière, soixante-quatre pays ont dépensé plus pour le remboursement de la dette que pour les soins de santé. Il a été question de la suspension de la dette, avec une petite aide de diverses agences multilatérales. Cette discussion sur la suspension de la dette s’est accompagnée de l’injonction du FMI aux États d’emprunter davantage d’argent puisque les taux d’intérêt proposés sont plus bas ; plutôt que de prêter davantage, pourquoi ne pas simplement annuler la totalité de la dette extérieure et – en même temps – incorporer les 37 000 milliards de dollars au moins qui se trouvent dans des paradis fiscaux illicites ? Le mot souvent utilisé pour définir l’annulation de la dette est « remise ». Cependant, il n’y a rien à pardonner, puisque cette dette est la conséquence d’une longue histoire de vols et de pillages coloniaux. Les pays riches peuvent emprunter à des taux d’intérêt faibles ou nuls, tandis que le monde en développement se voit imposer des taux usuraires et doit rembourser des dettes scandaleuses avec des fonds précieux qui devraient servir à briser la chaîne de l’infection par COVID-19.
- L’apartheid sanitaire. Le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a récemment déclaré que le monde est au bord d’un « échec moral catastrophique ». Il faisait référence au nationalisme et à la thésaurisation des vaccins qui caractérisent le projet capitaliste. Les États de l’Atlantique Nord (Canada, États-Unis, Royaume-Uni et de nombreux États européens) ont ignoré l’appel de l’Inde et de l’Afrique du Sud à suspendre les règles de propriété intellectuelle concernant le vaccin. Ces États du Nord ont sous-financé le projet COVAX qui, de ce fait, risque fort d’échouer, avec l’espoir croissant que de nombreuses personnes dans les pays en développement ne verront pas de vaccin avant 2024, et ils ont thésaurisé les vaccins, le Canada constituant des réserves de cinq vaccins par Canadien, en puisant dans le COVAX. Il existe un grand fossé entre ce type de nationalisme vaccinal et l’internationalisme socialiste dont font preuve les médecins cubains et chinois. C’est pourquoi il est essentiel de soutenir la campagne pour que la Brigade médicale internationale Henry Reeve de Cuba reçoive le prix Nobel de la paix en 2021).
- Apartheid alimentaire. La faim dans le monde, qui avait diminué de 2005 à 2014, a commencé à augmenter depuis lors (et ce malgré le fait que la Chine ait éradiqué la faim durant cette période). La faim dans le monde est maintenant au niveau de 2010. Le rapport 2020 de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur l’insécurité alimentaire montre que le nombre de personnes souffrant de la faim dépassera les 840 millions d’ici 2030. Mais cette projection est faible. La réduction de la quantité et de la qualité des aliments disponibles a touché deux milliards de personnes (26 % de la population mondiale) ; ce vaste secteur de la population a « connu la faim » et n’a pas « d’accès régulier à une alimentation nutritive et suffisante en 2019 ». Ces données datent de 2019, avant la pandémie. Le Programme alimentaire mondial des Nations unies prévoit que le nombre de personnes souffrant de la faim pourrait doubler avant que la pandémie ne soit maîtrisée. Alors que la pandémie de famine s’intensifie, la logique suggère que les politiques s’orientent vers l’aide aux agriculteurs et aux travailleurs agricoles afin qu’ils puissent produire le type de nourriture de bonne qualité nécessaire en temps de pandémie. Les régimes de subvention auraient dû être renforcés pour permettre aux denrées alimentaires d’être abordables. Le FMI et les autres agences multilatérales n’ont cependant montré aucun signe de latitude aux pays en développement pour subventionner les systèmes publics de distribution alimentaire. En Inde, le gouvernement d’extrême-droite a longtemps voulu démanteler le système de soutien des prix subventionnés, ce qu’il a fait, provoquant une longue révolte des agriculteurs ; l’issue de cette révolte menace de produire une nouvelle réalité politique en Inde. Derrière la politique sévère de réduction des subventions dans des endroits comme l’Inde se cache une grande hypocrisie, l’essence même de l’apartheid alimentaire : les États-Unis ont dépensé 1 700 milliards de dollars au cours des vingt dernières années pour subventionner leurs agriculteurs, principalement des entreprises, tandis que l’Union européenne dépense 65 milliards de dollars par an pour subventionner ses agriculteurs. Ce qui est bon pour l’oie de l’Atlantique Nord n’est pas bon pour le jars du Sud.
Ce sont les trois apartheids qui structurent le système mondial en dehors des pays engagés dans un projet socialiste, qui sont entre-temps confrontés à des menaces d’agression militaire et à des technologies de guerre hybride en cours (comme la guerre de l’information, la guerre économique et la guerre diplomatique). Les pays de l’Atlantique Nord mènent une politique de confrontation plutôt que de coopération, ce qui leur permet d’avoir une vision du monde axée sur la stigmatisation plutôt que sur la solidarité.
La pandémie pourrait être un portail, mais pas parce que son issue ouvrirait automatiquement les yeux des élites. Celles-ci canalisent l’argent vers le renforcement des banques et veillent à ce que la demande ne s’aplatisse pas. C’est leur motivation. Ils ne vont pas annuler la dette, produire un vaccin pour le peuple ou s’assurer que les systèmes alimentaires sont robustes avec les agriculteurs et les travailleurs agricoles aux commandes ; ils ne vont pas défaire les structures de l’apartheid par eux-mêmes.
L’impact négatif de la pandémie sur les travailleurs et les paysans du Sud, en particulier, a tendance à aggraver la déflation des salaires, ce qui renforce le pouvoir de négociation des multinationales ; à mesure que les revenus et les salaires se dégonflent et que les salaires sociaux diminuent, les entreprises sont en mesure d’exiger des travailleurs des salaires plus bas. Mais cette détérioration des conditions de vie qui dépasse les limites de l’endurance se heurte à une résistance féroce.
La révolte des ouvriers agricoles et des paysans indiens, la grève des travailleurs de la santé kenyans et péruviens, les protestations générales des populations en Haïti et en Tunisie, les luttes contre l’échec total du gouvernement à faire face à la pandémie au Brésil, les manifestations de masse pour la légalisation de l’avortement en Argentine : tels sont les contours des soulèvements populaires, ce que G.W.F Hegel appelait « le sérieux, la souffrance, la patience et le travail du négatif » dans Phénoménologie de l’esprit (1807). C’est ce « travail du négatif », ces luttes qui sont soutenues par des organisations, ces mouvements qui renforcent la confiance et le pouvoir de la classe ouvrière et de la paysannerie, qui seraient capables de faire avancer un programme. Ils construisent la route en marchant.
L’élite n’est pas capable de résoudre les problèmes quotidiens générés par la crise ordinaire du capitalisme ; elle n’est certainement pas capable de résoudre les problèmes extraordinaires posés par une pandémie. C’est là qu’interviennent les mouvements. Ils font avancer un programme visant à ouvrir une brèche de sortie de cette pandémie, certes, mais – au-delà – de la misère du capitalisme.
Chaleureusement,
Vijay
<Je suis Tricontinental>
Mwelela Cele, Chercheur, Afrique du Sud
Chercheur pour Tricontinental : Institut de Recherche sociale en Afrique du Sud, je ne suis actuellement pas en mesure de visiter les dépôts d’archives, pour y trouver d’anciennes images et d’autres matériels. À cause de Covid-19, la plupart des archives et des collections spéciales sont fermées ou ne sont ouvertes que pendant une courte période certains jours. Il me manque également de m’impliquer activement dans les lancements de dossiers et de documents de travail en personne par le biais de panels à la librairie de la Commune et dans l’organisation de colloques à la Forge, où nous organisions des rencontres avant Covid-19, pour discuter de la politique et de toutes sortes de questions qui nous préoccupent. Pour l’instant, l’accent est mis sur les programmes en ligne, la recherche et les publications : Je participe à l’organisation de discussions/webinaires en ligne, ainsi qu’à l’accès en ligne à des documents d’archives, à la réalisation d’entretiens d’histoire orale et à la recherche d’images pour des dossiers.
*Traduit de l’anglais par Claire Savina