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DossierNº 42

Défendre notre souveraineté : Les bases militaires américaines en Afrique et l’avenir de l’unité africaine

La présence durable de bases militaires étrangères en Afrique continue de fragmenter et d’affaiblir les institutions étatiques africaines, d’entraver l’unité et la souveraineté du continent et de subordonner ses aspirations à la consolidation panafricaine.

 
COUVERTURE Quelques-unes des bases militaires permanentes et semi-permanentes connues de l’AFRICOM sur le continent africain, 2019.

Publié en collaboration avec le groupe de recherche du Mouvement socialiste du Ghana

Comment peut-on visualiser l’empreinte de l’Empire ?

Les images de ce dossier cartographient certaines des bases militaires de l’AFRICOM sur le continent africain, qu’elles soient « durables » ou « non durables », en vertu de leur appellation officielle. Les photos satellites ont été rassemblées par Josh Begley, artiste de données (data artist), qui a dirigé un projet de cartographie visant à répondre à la question suivante : « Comment mesurer l’empreinte militaire ? »

Pour ce dossier, l’Institut Tricontinental de recherche sociale a projeté physiquement les images et les coordonnées de ces sites cachés sur une carte de l’Afrique, reconstituant ainsi visuellement l’appareil de militarisation d’aujourd’hui.

Les épingles et les fils qui relient ces lieux nous rappellent les « salles de guerre » de la domination coloniale. L’ensemble de ces images témoigne visuellement de la poursuite de la « fragmentation et de la subordination des peuples et des gouvernements du continent », comme nous l’écrivons dans ce dossier.

Refuser l’état de survie, desserrer les pressions, libérer nos campagnes d’un immobilisme moyenâgeux ou d’une régression, démocratiser notre société, ouvrir les esprits sur un univers de responsabilité collective pour oser inventer l’avenir. Briser et reconstruire l’administration à travers une autre image du fonctionnaire, plonger notre armée dans le peuple par le travail productif et lui rappeler incessamment que sans formation patriotique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance. Tel est notre programme politique.

Le 30 mai 2016, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine a tenu sa 601e réunion. Bien que l’ordre du jour fût chargé, les membres du CPS sont arrivés à la réunion préoccupés par une série de conflits : l’effondrement de l’État libyen et son impact sur le Sahel, les luttes en cours dans la région du lac Tchad avec la persistance de Boko Haram, et les guerres qui ont marqué la région des Grands Lacs (avec la perte de souveraineté de la République démocratique du Congo sur son flanc oriental). La « responsabilité première d’assurer une prévention efficace des conflits », notait le CPS, ” incombe aux États membres », à savoir les cinquante-cinq pays du continent africain, de l’Algérie au Zimbabwe.

Le CPS n’a besoin d’aucune leçon sur l’étendue de ses propres limites, qui sont doubles :

  1. La fragmentation interne. Quelques mois seulement avant la réunion de mai, le CPS autorisa le déploiement de 5 000 soldats de la Mission africaine de prévention et de protection au Burundi. Cela s’explique en partie par les causes persistantes du conflit de longue date dans les Grands Lacs, qui comprend la guerre civile burundaise (1993-2005) ainsi que la crise politique provoquée par l’étouffement du système politique opéré par le président Pierre Nkurunziza, qui a conduit à des manifestations publiques et à la répression d’État en 2015. Le président Nkurunziza a poussé les chefs de gouvernement africains à bloquer la décision du CPS. L’UA conclua que la situation au Burundi s’était calmée, bien que les Nations unies aient pu réunir des preuves indiquant l’existence de crimes contre l’humanité. Il s’agit là d’un exemple de la fragmentation des dirigeants africains, qui a empêché le CPS de faire avancer les choses.
  2. Les pressions extérieures. En février-mars 2011, le CPS s’est réuni pour élaborer une véritable feuille de route visant à apaiser le conflit en Libye. Une mission du CPS s’est réunie à Nouakchott, en Mauritanie, pour se rendre à Tripoli, en Libye, et ouvrir des négociations sur la base du paragraphe 7 du communiqué du CPS. Ce paragraphe – connu sous le nom de « feuille de route » – contenait une élégante feuille de route en quatre points, comprenant la cessation des hostilités, l’acheminement de l’aide humanitaire par le biais de la coopération, la protection des ressortissants étrangers, ainsi que l’adoption et la mise en œuvre de réformes politiques visant à éliminer les causes de la crise. Le gouvernement libyen et l’opposition ont d’abord rejeté la feuille de route, mais les voies du dialogue sont restées ouvertes, raison pour laquelle une mission du CPS était prête à se rendre à Tripoli. La veille du départ de la mission du CPS, la France et les États-Unis ont commencé à bombarder la Libye. Ces bombardements se font sous l’égide de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU (votée par trois pays africains : le Gabon, le Nigeria et l’Afrique du Sud). L’« intervention humanitaire » a rapidement dépassé le mandat de protection des citoyens de l’ONU, s’orientant vers un changement de régime en recourant à une immense violence qui a fait des victimes parmi les civils. Le mépris affiché par les États de l’Atlantique Nord à l’égard de l’Union africaine et du CPS est passé pratiquement inaperçu.

Après la guerre de l’OTAN contre la Libye, la région du Sahel a connu un certain nombre de conflits, dont beaucoup étaient le résultat de l’émergence de formes de militantisme, de piraterie et de contrebande. Prenant pour prétexte ces conflits, et enflammés par la guerre de l’OTAN, la France et les États-Unis sont intervenus militairement dans l’ensemble du Sahel. En 2014, la France a mis en place le G-5 Sahel, un dispositif militaire comprenant le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad, et a agrandi ou ouvert de nouvelles bases militaires à Gao (Mali), N’Djamena (Tchad), Niamey (Niger) et Ouagadougou (Burkina Faso). Les États-Unis, pour leur part, ont construit une énorme base de drones à Agadez, au Niger, d’où ils effectuent des frappes de drones et une surveillance aérienne dans le Sahel et le désert du Sahara. Il s’agit de l’une des nombreuses bases américaines sur le continent africain. Les États-Unis disposent de vingt-neuf installations militaires connues dans quinze pays du continent, tandis que la France possède des bases dans dix pays. Aucun autre pays extérieur au continent ne possède autant de bases militaires en Afrique.

Le nombre de bases militaires étrangères sur le continent africain a alarmé le CPS, qui en a fait une question importante lors de sa réunion de mai 2016 :

Le Conseil a noté avec une vive préoccupation l’existence de bases militaires étrangères et la création de nouvelles bases dans certains pays africains, ainsi que l’incapacité des Etats membres concernés à contrôler efficacement les flux d’armes à destination et en provenance de ces bases militaires étrangères. A cet égard, le Conseil a souligné la nécessité pour les Etats membres de faire preuve de circonspection chaque fois qu’ils concluent des accords susceptibles de conduire à l’établissement de bases militaires étrangères dans leurs pays.

Depuis 2016, peu de progrès ont été réalisés par rapport à la déclaration du CPS. Il est révélateur que le CPS n’ait pas nommé les pays qui ont le plus de bases sur le continent, une question de quantité qui a un impact sur la capacité d’étouffement de la souveraineté africaine. Si le CPS avait désigné les États-Unis et la France comme les principaux pays possédant des bases militaires en Afrique, il aurait dû reconnaître les raisons particulières pour lesquelles les États-Unis et la France continuent à avoir besoin d’une présence militaire pour parvenir à leurs fins.

Arba Minch, Ethiopie 6.040864 | 37.588118; Source: Google Maps

Il est important de reconnaître que ces développements ne sont ni la norme dans l’histoire moderne africaine, ni inévitables. En 1965, l’ancien président du Ghana, Kwame Nkrumah, publiait un livre intitulé Le néo-colonialisme : dernier stade de l’Impérialisme ; ouvrage important dans lequel il réfléchit au phénomène des bases militaires. Celles-ci étaient monnaie courante à l’époque du haut colonialisme, avec des bases réparties sur tout le continent, de la base britannique de Salisbury dans l’ancienne Rhodésie (aujourd’hui Harare, Zimbabwe) à la base française de Mers El Kébir, en Algérie. Les armées britannique et américaine disposaient de bases en Libye ; de la base aérienne de Wheelus aux postes militaires de Tobrouk et d’El Adem. En échange du terrain et du droit de caser des troupes dans ces endroits, le Royaume-Uni et les États-Unis ont fourni à la Libye une « aide », dont Nkrumah a dit à juste titre qu’elle était une compensation pour la perte de la souveraineté. Voici donc son analyse concernant ces bases en Afrique :

Une puissance mondiale ayant décidé, sur la base de principes de stratégie globale, qu’il est nécessaire d’avoir une base militaire dans tel ou tel pays nominalement indépendant, doit s’assurer que le pays où la base est située est amical. Voilà une autre raison de la balkanisation. Si la base peut être située dans un pays dont la situation économique est telle qu’il ne peut survivre sans une « aide » substantielle de la part de la puissance militaire qui possède la base, alors, dit-on, la sécurité de la base peut être assurée. Comme tant d’autres hypothèses sur lesquelles repose le néocolonialisme, celle-ci est fausse. La présence de bases étrangères suscite plus rapidement et plus sûrement que toute autre chose l’hostilité de la population aux accords néocoloniaux qui les autorisent, et dans toute l’Afrique, ces bases disparaissent. La Libye peut être citée comme exemple de l’échec de cette politique.

En 1964, l’Égyptien Gamal Abdel Nasser demanda la fermeture de ces bases, et en 1970, après que le colonel Mouammar Kadhafi eut renversé la monarchie, les bases ont été fermées. Cinq ans auparavant, Nkrumah avait correctement évalué l’état d’esprit du peuple libyen. Cet état d’esprit, qui date de 1965, perdure jusqu’à aujourd’hui. Depuis sa création en 2007, le commandement du gouvernement états-unien pour l’Afrique (AFRICOM) n’a pas réussi à s’implanter sur le continent africain ; le siège de l’AFRICOM se trouve à Stuttgart, en Allemagne. Les populations africaines continuent de faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils ne cèdent pas aux demandes américaines de transférer le siège de l’AFRICOM de l’Europe vers l’Afrique.

Le néocolonialisme, note Nkrumah, cherche à fragmenter l’Afrique, à affaiblir les institutions étatiques africaines, à empêcher l’unité et la souveraineté africaines et, par conséquent, à subordonner les aspirations du continent à la consolidation panafricaine. Ni l’Organisation de l’unité africaine (1963-2002) ni l’Union africaine (à partir de 2002) n’ont été en mesure de réaliser les deux principes les plus importants du panafricanisme : l’unité politique et la souveraineté territoriale. La présence durable de bases militaires étrangères ne symbolise pas seulement l’absence d’unité et de souveraineté ; elle renforce également la fragmentation et la subordination des peuples et des gouvernements du continent.

Nzara, Soudan du Sud 4.634998 | 28.26727; Source: Google Maps

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Le renoncement à notre souveraineté

En 2018, le ministère de la Défense des États-Unis a proposé au Ghana de conclure un accord avec les États-Unis sur le statut des forces (Status of Forces Agreement, SOFA) ; un accord de 20 millions de dollars qui permettrait à l’armée américaine d’étendre sa présence au Ghana. En mars, le mécontentement généralisé à l’égard de cet accord a fait descendre une grande partie de la population dans la rue ; les partis d’opposition, qui s’inquiétaient de la possibilité que les États-Unis construisent une base militaire dans le pays, ont fait part de leurs objections au parlement. En avril, le président du Ghana, Nana Akufo-Addo, déclara que son gouvernement n’avait « pas offert de base militaire et n’offrirait pas de base militaire aux États-Unis d’Amérique ». L’ambassade des États-Unis à Accra a répété cette déclaration, affirmant que « les États-Unis n’ont pas demandé et n’ont pas l’intention d’établir une ou plusieurs bases militaires au Ghana ». L’accord SOFA a été signé en mai 2018.

Il n’est pas nécessaire de lire attentivement le texte de l’accord pour savoir qu’il existe effectivement une possibilité que les États-Unis construisent une base dans le pays. L’article 5, par exemple, stipule :

Le Ghana fournit par la présente un accès et une utilisation sans entrave des installations et zones convenues aux forces des États-Unis, aux prestataires des États-Unis et à d’autres personnes, comme convenu mutuellement. Les installations et zones convenues, ou des parties de celles-ci, fournies par le Ghana sont désignées comme étant soit à usage exclusif des forces des États-Unis, soit à usage conjoint des forces des États-Unis et du Ghana. Le Ghana fournit également l’accès et l’utilisation d’une piste d’atterrissage répondant aux besoins des forces américaines.

En vertu de cet article, les États-Unis sont autorisés à créer leurs propres installations militaires au Ghana. Par définition, cela signifie qu’ils peuvent établir une base. Le renoncement à la souveraineté du Ghana est également mis en évidence lorsque l’accord SOFA stipule (article 6) que les États-Unis « auront la priorité dans l’accès et l’utilisation des installations et des zones agréées » et que cette utilisation et cet accès par d’autres « peuvent être autorisés avec le consentement exprès des forces ghanéennes et américaines ».

Ouagadougou, Burkina Faso 12.361688 | -1.511828; Source: Google Maps

En outre, l’article 3 stipule que les troupes américaines « peuvent posséder et porter des armes au Ghana lorsqu’elles sont en service officiel » et qu’elles bénéficient « des privilèges, exemptions et immunités équivalents à ceux accordés au personnel administratif et technique d’une mission diplomatique ». En d’autres termes, les troupes américaines peuvent être armées et, si elles sont accusées d’un crime, elles ne seront pas jugées par les tribunaux ghanéens.

En mars 2018, le ministre ghanéen de la défense, Dominic Nitiwul, a été interpellé sur une station de radio par Kwesi Pratt du Forum Socialiste du Ghana (Socialist Forum Ghana-SFG). Nitiwul a déclaré que cet accord n’avait rien de particulier, puisque d’autres pays africains – comme le Sénégal – avaient signé de tels accords. Selon lui, le Ghana a signé des accords similaires avec les États-Unis en 1998 et en 2007, mais ces accords ont été conclus en secret parce qu’il n’y avait pas d’exonération fiscale. M. Pratt avertit que le Ghana « renoncerait à sa souveraineté » en concluant cet accord. Le sentiment général dans le pays était opposé à la base, c’est pourquoi le gouvernement ghanéen et les États-Unis ont tous deux nié le projet de construction d’une base.

Pratt avait raison. La présence américaine à l’aéroport international de Kotoka à Accra est devenue le cœur du réseau logistique de l’armée américaine en Afrique de l’Ouest. En 2018, des vols hebdomadaires en provenance de la base aérienne de Ramstein en Allemagne ont atterri à Accra avec des fournitures (y compris des armes et des munitions) pour au moins 1 800 soldats des forces spéciales américaines répartis dans toute l’Afrique de l’Ouest. Le général de brigade Leonard Kosinski a déclaré en 2019 que ce vol hebdomadaire était « en fait une ligne de bus ». À l’aéroport de Kotoka, les États-Unis disposent de locaux de sécurité coopérative (Cooperative Security Location). En réalité, c’est une base qui ne dit pas son nom.

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L’empreinte états-unienne

Le continent africain ne compte pas un nombre exceptionnellement élevé de bases militaires étrangères. On en trouve dans le monde entier ; des bases américaines au Japon aux bases britanniques en Australie. Aucun pays n’a une plus grande empreinte militaire dans le monde que les États-Unis. Selon le Plan d’opérations commerciales de la défense nationale des États-Unis (2018-2022), l’armée américaine gère un « portefeuille mondial composé de plus de 568 000 actifs (bâtiments et structures), répartis sur près de 4 800 sites dans le monde entier ».

En 2019, l’AFRICOM a dressé une liste de certaines de ses bases militaires connues sur le continent africain, en distinguant celles qui ont une « empreinte durable » (une base permanente) et celles qui ont une « empreinte non durable » ou des « nénuphars » (une base semi-permanente) :

Bases à empreinte durable Bases à empreinte non durable
1. Chebelley, Djibouti 1. Chebelley, Djibouti
2. Camp Lemonnier, Djibouti 2. Camp Lemonnier, Djibouti
3. Entebbe, Ouganda 3. Entebbe, Ouganda
4. Mombasa, Kenya 4. Mombasa, Kenya
5. Baie de Manda, Kenya 5. Baie de Manda, Kenya
6. Libreville, Gabon 6. Libreville, Gabon
7. St. Helene, Ile de l’Ascension 7. St. Helene, Ile de l’Ascension
8. Accra, Ghana 8. Accra, Ghana
9. Ouagadougou, Burkina Faso 9. Ouagadougou, Burkina Faso
10. Dakar, Sénégal 10. Dakar, Sénégal
11. Agadez, Niger 11. Agadez, Niger
12. Niamey, Niger 12. Niamey, Niger
13. N’Djamena, Tchad 13. N’Djamena, Tchad
14. Kismayo, Somalia
15. Mogadishu, Somalia
16. Wajir, Kenya
17. Kotoka, Ghana

La liste ne contient pas les bases où les États-Unis utilisent des « installations du pays hôte », comme à Singo, en Ouganda, et à Thiès, au Sénégal.

La présence importante des forces armées américaines sur le continent africain n’est pas une surprise. Les États-Unis disposent de la plus grande force militaire de la planète, tant en termes de ressources que les États-Unis consacrent à leur armée qu’en termes de portée de l’armée grâce à sa structure de base et à sa capacité navale et aérienne. Aucune autre force militaire au monde n’égale celle des États-Unis, qui dépensent plus pour leur budget militaire que les onze pays suivants réunis. La Chine, qui suit les États-Unis en matière de dépenses militaires, ne dépense qu’un tiers de ce que les États-Unis dépensent par an.

L’empreinte de l’armée américaine sur le continent africain n’est pas seulement quantitativement plus importante que celle des bases de tout autre pays non africain sur le continent, mais l’ampleur même de la présence et des activités militaires lui confère un caractère qualitativement différent ; ce caractère inclut la capacité des États-Unis à défendre leurs intérêts sur le continent et à tenter d’empêcher toute concurrence sérieuse à leur contrôle des ressources et des marchés. L’armée américaine remplit deux missions sur le continent:

  1. Fonctions de gendarme. L’armée américaine n’opère pas seulement pour procurer un avantage aux États-Unis et à ses élites dirigeantes, mais elle fonctionne – avec les armées des autres pays de l’OTAN, y compris la France – comme le garant des intérêts des entreprises occidentales et des principes du capitalisme. Nkrumah est arrivé à la même conclusion en 1965, en déclarant que « les matières premières de l’Afrique sont un élément important dans le renforcement militaire des pays de l’OTAN… Leurs industries, en particulier les usines stratégiques et nucléaires, dépendent largement des matières premières qui proviennent des pays les moins développés ». Les rapports de l’armée américaine décrivent régulièrement la responsabilité de ses forces armées pour assurer un flux constant de matières premières pour les entreprises – en particulier l’énergie – et pour maintenir une circulation sans entrave des marchandises par les voies maritimes. Parmi ces rapports, citons « la politique énergétique nationale » (National Energy Policy), datant de mai 2001, du groupe de développement de la politique énergétique nationale, dirigé par l’ancien vice-président Dick Cheney, et « évaluation et renforcement de la base industrielle de fabrication et de défense et de la résilience de la chaîne d’approvisionnement des États-Unis » (Assessing and Strengthening the Manufacturing and Defense Industrial Base and Supply Chain Resiliency of the United States), datant de septembre 2018 et publié par le groupe de travail interagences, en application du décret 13806. En ce sens, l’armée américaine – aux côtés de ses partenaires de l’OTAN – opère en tant que gendarme non pas pour la communauté mondiale, mais pour les bénéficiaires du capitalisme. Aux côtés des États-Unis se trouve la France, dont la présence militaire au Niger est étroitement liée aux impératifs du secteur énergétique français, qui a besoin de l’uranium extrait à Arlit (Niger). Une ampoule française sur trois est alimentée par l’uranium de cette ville nigérienne, où des troupes françaises sont en garnison.
  2. La nouvelle guerre froide. Tandis que les intérêts commerciaux privés et publics de la Chine se sont accrus sur le continent africain et que les entreprises chinoises ont régulièrement supplanté les entreprises occidentales [dans le cadre d’appels d’offres], la pression exercée par les États-Unis pour contenir la Chine sur le continent s’est accentuée. La Nouvelle stratégie pour l’Afrique du gouvernement états-unien (2019) caractérise la situation en termes de concurrence : « Les grandes puissances concurrentes, à savoir la Chine et la Russie, étendent rapidement leur influence financière et politique à travers l’Afrique. Ils ciblent délibérément et agressivement leurs investissements dans la région pour obtenir un avantage concurrentiel sur les États-Unis ». L’Union européenne lui a emboité le pas avec un rapport intitulé vers une stratégie globale avec l’Afrique (2020), qui, sans mentionner directement la Chine, s’inquiète de la « concurrence pour les ressources naturelles ».

Ces deux points – la fonction de gendarme et la nouvelle guerre froide – méritent d’être développés.

Agadez, Niger 16.950278 | 8.013889; Source: Google Maps

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L’exploitation des ressources

L’Afrique est la deuxième plus grande masse continentale du monde avec la deuxième population continentale la plus importante (1,34 milliard de personnes en 2020) – plus que les populations d’Amérique du Nord et d’Europe réunies (1,1 milliard de personnes). L’Asie est le continent le plus vaste et le plus peuplé (4,64 milliards d’habitants).

Le sous-sol africain recèle d’importantes ressources naturelles : 98 % du chrome, 90 % du cobalt, 90 % du platine, 70 % du coltan, 70 % du tantalite, 64 % du manganèse, 50 % de l’or et 33 % de l’uranium, ainsi qu’une part importante des réserves mondiales d’autres minéraux tels que la bauxite, les diamants, le tantale, le tungstène et l’étain. Le continent détient 30 % de toutes les réserves minérales, 12 % des réserves connues de pétrole, 8 % des réserves connues de gaz naturel et 65 % des terres arables du monde. Le Programme des Nations unies pour l’environnement estime que le capital naturel de l’Afrique représente entre 30 et 50 % de la richesse totale des pays africains. En 2012, les Nations unies ont estimé que les ressources naturelles représentaient 77 % du total des exportations et 42 % du total des recettes publiques.

La dépendance des États africains à l’égard des exports de matières premières de toutes sortes – en raison du pouvoir des multinationales et du manque d’industrialisation dans un certain nombre de pays africains – les a placés dans une position de dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers. Cette situation de dépendance a été structurée par les politiques des dirigeants coloniaux, qui ont maintenu une activité économique en Afrique basée sur l’extraction et la croissance de la production de matières premières qui ont ensuite été vendues par le biais de concessions coloniales aux pays de leurs dirigeants. Cette dépendance a été héritée par des générations d’élites postcoloniales, qui en ont tiré des rentes et n’ont rien fait pour modifier la structure. Les États africains dépendent donc des recettes extérieures provenant des exportations de matières premières, des programmes d’aide des gouvernements occidentaux et de l’aide institutionnelle.

Entebbe CSL, Uganda 0.046175 | 32.45588; Source: Google Maps

Cette dépendance ouvre la voie à des manipulations abusives de la part des gouvernements étrangers qui ont des intérêts permanents en Afrique. Les gouvernements en place utilisent les ressources naturelles dont ils sont dotés pour obtenir l’aide de partenaires étrangers sans prêter une attention particulière aux exigences et aux conditions de l’aide. Ces conditions d’aide privent les pays africains des revenus dont ils ont besoin. Par exemple, la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique signale qu’au cours des cinquante dernières années, les flux financiers illicites ont entraîné la perte d’au moins 1 000 milliards de dollars, « une somme presque équivalente à toute l’aide publique au développement que le continent a reçue au cours de la même période ». Ce sont des fonds précieux qui pourraient être utilisés pour diversifier les économies africaines, construire les infrastructures manquantes et améliorer les salaires sur le continent. La dépendance économique réduit les options des gouvernements africains, qui deviennent de plus en plus subordonnés aux intérêts et aux puissances étrangères. Parmi les gouvernements économiquement subordonnés, la volonté politique de résister aux interventions militaires – qu’il s’agisse d’établir de nouvelles bases étrangères ou de permettre aux armées étrangères d’opérer d’une myriade d’autres manières – est négligeable.

Plusieurs plateformes panafricaines ont vu le jour au cours de la dernière décennie pour remédier à cette dépendance, notamment le Cadre alternatif africain pour les programmes d’ajustement structurel en vue du redressement et de la transformation socio-économiques (1989), la Vision minière de l’Afrique (2008), la Déclaration de Gaborone pour le développement durable en Afrique (2012), la déclaration d’Arusha sur la stratégie africaine pour le développement durable après Rio+20 (2012), le communiqué du Forum africain de développement lors du huitième sommet (2014), et enfin l’adoption par l’Union africaine du premier plan décennal de mise en œuvre (2014-2023), présenté dans le troisième document de l’Agenda 2063 : L’Afrique que nous voulons (2015). Chacun de ces documents – avec des niveaux d’insistance différents – souligne la nécessité de rompre la dépendance à l’égard des exportations de matières premières, de mieux gérer les contrats signés avec les entreprises multinationales et d’utiliser les ressources tirées des exportations pour améliorer les conditions de la vie sociale, comme le prévoient les accords de l’ONU sur les objectifs de développement durable.

L’incapacité à exploiter correctement les ressources et à mettre en œuvre un programme de développement axé sur les populations crée un contexte social propice aux conflits politiques et militaires, y compris aux insurrections qui se cristallisent souvent sur des lignes ethniques et religieuses, ainsi qu’à l’expansion des migrations sur le continent et vers l’Europe. Ces deux résultats de la crise économique profonde des États africains – les conflits et les migrations – constituent l’excuse superficielle que des pays comme les États-Unis et la France utilisent pour établir des bases militaires sur le continent.

  • Conflit. Le gouvernement états-unien a établi des relations militaires régulières – y compris des bases nénuphars [à empreinte non durable] – à São Tomé et Príncipe, dans le Golfe de Guinée. D’une part, les explications de la présence états-unienne dans cette région n’hésitent pas à dire directement qu’il s’agit de l’acheminement du pétrole nigérian et du pétrole du golfe de Guinée vers les États-Unis ; le Nigeria, membre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, est le onzième producteur de pétrole au monde. D’autre part, le gouvernement des Etats-Unis affirme qu’il a une présence militaire dans le golfe de Guinée pour endiguer la croissance du militantisme islamique, en particulier de Daech et d’Al-Qaïda, même si les représentants du gouvernement conviennent que ces groupes n’ont pas une présence menaçante dans cette région.
    En Afrique centrale, l’AFRICOM est engagé depuis plus d’une décennie dans la formation de l’armée de la République démocratique du Congo (RDC), en particulier à Camp Base, une base militaire située aux abords immédiats de Kisangani. Selon un communiqué de l’AFRICOM en 2010, la formation militaire ferait « partie d’un partenariat multilatéral à long terme entre les Etats-Unis et la RDC pour promouvoir la réforme du secteur de la sécurité dans le pays, [qui] assistera le gouvernement de la RDC dans ses efforts continus pour transformer les forces armées de la RDC ». Ces relations entre la RDC et l’AFRICOM se sont approfondies depuis.
    En 2007, une importante découverte de pétrole (estimée à 1,7 milliard de barils) a été faite à la frontière entre le Congo et l’Ouganda, dans la région du lac Albert. Il n’est donc pas surprenant que cette région soit devenue fortement militarisée. Cela est particulièrement évident dans la ville de Beni, au Nord-Kivu. Beni est l’épicentre de nombreux meurtres horribles souvent attribués au groupe rebelle ougandais appelé Forces démocratiques alliées (Allied Democratic Forces- ADF), qui opère au Congo depuis le début des années 1990. Le 27 janvier 2021, une délégation d’officiers de l’AFRICOM est arrivée en RDC pour discuter avec les militaires congolais de la nécessité d’une « coopération et d’engagements, d’efforts de sécurité et de stabilité, et de travailler ensemble pour professionnaliser davantage l’armée de la RDC et renforcer les liens ».
    Le 10 mars 2021, le département d’État américain a désigné les ADF comme « organisation terroriste étrangère » et « terroristes mondiaux spécialement ciblés », bien que les organisations locales et le groupe d’experts des Nations unies sur la RDC affirment qu’il n’existe aucune preuve permettant de relier les ADF à Daech [l’Etat Islamique]. Le département d’État états-unien a adopté cette position sur la base d’une déclaration de la Foundation Bridgeway, la branche caritative de la société d’investissement Bridgeway Capital Management, basée au Texas. Cette désignation permet d’accroître la présence militaire états-unienne au Congo. La zone principale de cette présence sera adjacente aux réserves de pétrole. L’armée états-unienne continuera également à assurer la stabilité des hommes forts africains, qui en sont venus à compter sur le soutien des États-Unis pour assurer leur longévité.
  • Migration. Les programmes d’austérité menés par le FMI et l’incapacité des États africains à gérer les ventes de ressources de manière à assurer une vie décente à la population ont entraîné des migrations à grande échelle sur le continent. Un quart des quelque 41,3 millions de migrants déplacés en raison de la violence et des conflits ont tenté d’émigrer vers l’Europe, tandis que le reste s’est déplacé à l’intérieur du continent. Les migrants qui souhaitent se rendre en Europe traversent le désert du Sahara jusqu’en Libye, ravagée par la guerre de l’OTAN, puis traversent la mer Méditerranée. Le voyage est dangereux, mais lorsque les Nations unies ont interrogé ceux qui ont réussi à traverser les sables et les eaux, plus de 90 % des migrants ont déclaré qu’ils recommenceraient.
    Les tentatives de l’Europe pour endiguer le flux de migrants à travers la mer Méditerranée ont été vaines. Les armées étrangères ont été utilisées au Sahel pour limiter les migrations et maintenir les migrants aussi loin que possible de la frontière européenne. C’est en partie pour cette raison que la France a mis sur pied l’initiative du G5 Sahel et que les États-Unis ont construit la grande base de drones d’Agadez, qui assure une surveillance aérienne importante des migrations dans la région. Ce que les pays européens ont fait, c’est exporter leurs frontières loin de leur propre territoire et s’assurer que l’interdiction sévère des réfugiés et des migrants se fasse hors de portée de leurs propres médias. Il s’agit d’une sorte d’externalisation de la crise des réfugiés : l’Occident peut mener ses terribles politiques anti-migratoires tout en donnant l’impression d’être innocent pendant que ses sous-traitants font le sale boulot. L’Europe a déplacé sa frontière méridionale de la bordure nord de la mer Méditerranée à la lisière sud du désert du Sahara, aujourd’hui parsemé de bases militaires de la Mauritanie au Tchad.

Les arguments superficiels concernant la prévention des conflits et la gestion des flux migratoires sont monnaie courante. Mais, de temps à autre, des motivations plus profondes sont explicitées par certains responsables américains. Comme l’a déclaré en 2008 le commodore [rang militaire] John Nowell, qui dirige la station de partenariat avec l’Afrique de l’AFRICOM, « nous ne serions pas ici si ce n’était pas dans l’intérêt [des États-Unis] ». Par « ici », le commodore Nowell voulait dire le continent africain.

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La nouvelle guerre froide

En 2006, les auteurs de la revue quadriennale de défense du gouvernement états-unien, ont écrit que « parmi les grandes puissances et les puissances émergentes, la Chine est celle qui a le plus grand potentiel de rivaliser militairement avec les États-Unis et de mettre en œuvre des technologies militaires perturbatrices qui pourraient, avec le temps, contrebalancer les avantages traditionnels des États-Unis ». En fait, la capacité militaire de la Chine est essentiellement défensive, puisque la Chine a développé ses capacités militaires afin de défendre son littoral et son territoire. Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a souligné que son pays était attaché au multilatéralisme : « La Chine ne cherche jamais l’hégémonie mondiale », a-t-il déclaré le 24 avril 2021. Ce que les planificateurs américains indiquent plus précisément, c’est qu’ils n’aimeraient pas voir la puissance commerciale et politique chinoise remettre en cause l’hégémonie globale des États-Unis. Comme l’a dit le commodore Nowell, les intérêts états-uniens sont la raison de la présence du pays dans la région ; toute menace à ces intérêts doit être sapée par tous les moyens nécessaires.

Camp Lemonnier, Djibouti 11.544409 | 43.14707; Source: Google Maps

En 2013, le gouvernement chinois a inauguré l’initiative des « Nouvelles Routes de la Soie » (Belt and Road Initiative-BRI). Avant la formalisation de la BRI, le Forum sur la coopération sino-africaine a été mis en place en 2000 entre Pékin et, initialement, quarante-quatre pays africains (cinquante-trois des cinquante-cinq pays du continent ont depuis établi des relations avec la Chine dans le cadre du Forum). Depuis 2013, la Chine a investi dans la quasi-totalité des pays africains, qui ont tous – à l’exception de l’Eswatini (ex-Swaziland) – rompu leurs liens avec Taïwan et reconnu la République populaire de Chine.

Au fil des ans, la Chine a signé plusieurs protocoles d’accord avec l’Union africaine, dont un en 2015 dans le cadre de l’Agenda 2063 pour soutenir la construction d’infrastructures. La Chine a investi d’importantes sommes d’argent dans des infrastructures clés telles que le projet ferroviaire Mali-Guinée et la ligne de chemin de fer Soudan-Sénégal ; dans des infrastructures énergétiques, telles que le projet hydroélectrique Mambilla de 2 600 MW au Nigeria et le barrage Bui de 400 MW au Ghana ; et dans des télécommunications, tels que des équipements de télécommunications pour l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya et le Soudan. En décembre 2020, la construction du nouveau siège des Centres africains de contrôle et de prévention des maladies, financé par la Chine à hauteur de 80 millions de dollars, a débuté au sud d’Addis-Abeba, en Éthiopie. À l’heure actuelle, environ 600 projets  ont été menés à bien à travers le monde, dans le cadre des nouvelles routes de la soie.

L’aide chinoise – contrairement à l’aide du FMI, aux investissements commerciaux occidentaux et à l’aide internationale au développement – n’est pas assortie de conditionnalités débilitantes. Les divers accords signés par la Chine témoignent de conditions plus favorables, mais surtout de la théorie chinoise du capital patient, qui a jusqu’à présent été adoptée à l’intérieur des frontières de la Chine, mais qui s’est lentement imposée – par l’intermédiaire des banques d’État chinoises – comme un investisseur majeur en dehors de son territoire. La Chine est aujourd’hui le deuxième pays investisseur au monde, avec la Banque d’exportation et d’importation de Chine et la Banque de développement de Chine comme principaux investisseurs. Les prêts accordés par ces agences d’État sont des investissements à long terme et ne sont pas assortis de calendriers de remboursement à court terme. La Chine comprend parfaitement que ses prêts sont accordés pour éliminer les goulets d’étranglement au niveau des infrastructures et pour soutenir le développement social. Les pays emprunteurs bénéficient d’une certaine flexibilité car les bénéfices sont prévus à long terme. Par exemple, 30 % de l’investissement en Asie centrale et 80 % de l’investissement au Pakistan ne seront pas récupérés.

Plutôt que de développer une politique commerciale et d’aide au développement humaine qui bénéficierait aux populations africaines, les États-Unis ont ouvert une « nouvelle guerre froide » contre la Chine sur le continent africain. Le développement de l’AFRICOM en 2007 ainsi que l’escalade des bases militaires américaines et alliées au Sahel, dans la Corne de l’Afrique et ailleurs font partie de cette nouvelle guerre froide. Fondamentalement, la nouvelle guerre froide a été structurée par une guerre de la « désinformation », qui se compose de deux éléments principaux :

  1. Le nouveau ‘colonialisme’ chinois. Il est étonnant de constater que les anciennes puissances coloniales, qui poursuivent une politique néocoloniale à l’égard de l’Afrique – comme l’avait souligné Nkrumah ; une politique néocoloniale évidente dans sa structure de base – tournent maintenant leur regard vers la Chine et l’accusent d’être une puissance coloniale. La principale rhétorique utilisée dans cette guerre de désinformation est que la Chine utiliserait ses ressources financières pour faire tomber des États dans le piège de la dette, ce qui les obligerait à céder leurs ressources à bas prix. L’expression « diplomatie du piège de la dette » est utilisée contre la Chine, alors que ce n’est pas elle qui a mis en œuvre les prêts d’ajustement structurel qui ont entraîné la plupart des pays africains dans un piège cataclysmique de la dette qui n’a fait que s’aggraver au cours de la pandémie. Ce n’est pas la Chine, mais le FMI, qui a mis en place un cadre politique dicté par le département du Trésor des États-Unis. Alors que les États-Unis accusent la Chine de « refuser de renégocier les conditions [des prêts], puis de prendre le contrôle de l’infrastructure elle-même », la réalité est que les prêteurs chinois ont annulé, reporté et restructuré les conditions des prêts existants (avant et pendant la pandémie) et n’ont jamais saisi les actifs souverains d’un pays. Deux professeurs états-uniens de haut niveau ont publié un article dans The Atlantic en février 2021 sous le titre révélateur « le piège de la dette chinoise est un mythe » (The Chinese “Debt Trap” is a Myth »). L’accusation de colonialisme à l’encontre de la Chine est portée par des pays qui ont une histoire bien documentée de colonialisme et de néocolonialisme en Afrique.
  2. La puissance militaire chinoise. Les anciennes puissances coloniales accusent la Chine de renforcer sa présence militaire en Afrique. Ravivant une idée fausse et dépassée, le commandant de l’AFRICOM, le général Townsend, a récemment affirmé sans preuves que la Chine cherchait à construire une base navale sur la côte de l’Afrique de l’Ouest. En fait, la présence militaire de la Chine est négligeable par rapport à celle de l’Occident. En 2008, la Chine a participé aux manœuvres de lutte contre la piraterie dans la Corne de l’Afrique et le golfe d’Aden ; ces opérations étaient basées sur la résolution 1816 (2008) du Conseil de sécurité des Nations unies, qui demandait aux États membres de l’ONU de fournir au gouvernement de transition en Somalie « tous les moyens nécessaires pour réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée ». Dix ans après le début de ces opérations, la Chine a développé sa première base militaire à l’étranger, à Djibouti. L’objectif de cette base était double : d’une part, fournir un soutien logistique aux navires d’escorte des pétroliers chinois dans le golfe d’Aden et, d’autre part, soutenir les campagnes multinationales de lutte contre la piraterie. Parallèlement, dans la région hautement militarisée de la Corne de l’Afrique, le gouvernement chinois a financé la construction du chemin de fer électrique éthiopien-djiboutien dans le cadre d’un projet de 4 milliards de dollars, tandis que la Banque d’exportation et d’importation de Chine a financé à hauteur de plus de 300 millions de dollars un aqueduc destiné à acheminer de l’eau potable d’Éthiopie à Djibouti. En matière de paix, l’approche de la Chine est qualitativement différente de celle des activités militaires étrangères occidentales qui se concentrent sur leur rôle de gendarme et de fournisseur d’armes, choisissant plutôt de se concentrer sur un développement économique basé sur la construction d’infrastructures et la réduction de la pauvreté.
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L’Union Africaine

En 2016, l’Union africaine (UA) a soulevé la question des bases militaires étrangères sur le continent africain. La discussion n’a pas été approfondie depuis lors. La dépendance de l’Union africaine aux financements et ressources externes pour ses opérations, y compris le maintien de la paix, a limité sa liberté de prendre des décisions indépendantes, stratégiques et tactiques dans le cadre de ses opérations. Pour le maintien de la paix, par exemple, les États africains ne financent que 2 % du coût des opérations de paix et de sécurité de l’UA, tandis que les bailleurs de fonds étrangers – tels que l’Union européenne – fournissent 98 % des fonds. Cette situation a limité la capacité du Conseil de paix et de sécurité à mener son propre agenda et explique pourquoi l’UA n’a pas été en mesure de poursuivre efficacement le débat sur les bases militaires étrangères.

Le 15 octobre 2003, Nile Gardiner et James Carafano de la Fondation Heritage aux États-Unis ont publié un livre blanc intitulé Aide militaire des Etats-Unis pour l’Afrique : une meilleure solution (US Military Assistance for Africa : A Better Solution). Selon ces auteurs, le gouvernement américain devrait créer un commandement américain pour l’Afrique qui interviendrait en Afrique « lorsque les intérêts nationaux vitaux [des États-Unis] sont menacés », à l’instar de ce qui a été fait en Amérique latine et dans les Caraïbes avec la création du commandement américain pour le Sud [US Southern Command] en 1963. Ce projet est devenu réalité en 2007. Deux pays africains, le Botswana et le Liberia, ont indiqué qu’ils seraient heureux d’accueillir le siège de l’AFRICOM. À l’époque, l’Afrique du Sud s’était opposée à l’installation de l’AFRICOM sur le continent. Grâce à l’intervention de l’UA, le Botswana et le Liberia ont fait marche arrière.

La volonté d’empêcher le siège de l’AFRICOM d’être basé sur le continent est toujours aussi forte au sein de la population africaine. Cela n’a pas suffi à dissuader les États-Unis et certains chefs d’État africains. Le 27 avril 2021, lors d’une réunion avec Anthony Blinken, le secrétaire d’État des États-Unis, le président nigérian Muhammadu Buhari a demandé aux États-Unis de transférer le siège de l’AFRICOM de Stuttgart, en Allemagne, sur le continent africain afin de contribuer à la lutte contre les insurrections. La pression croissante exercée par les dissidents, dont les dissidents islamiques, ainsi que l’instabilité accrue au Nigeria, ont peut-être contribué à l’appel du président Buhari, bien qu’il n’ait pas proposé le Nigeria comme pays d’accueil de l’AFRICOM. La position du Nigeria constitue un changement majeur par rapport à sa position initiale qui, il y a dix ans, s’opposait à la présence de l’AFRICOM en Afrique. Néanmoins, les bases militaires américaines ont proliféré après cette date. L’UA a fait référence au danger de cette prolifération en 2016 mais, même à ce moment-là, tout ce que l’UA a pu rassembler, ce sont les mots tièdes suivants : « préoccupation » et « circonspection ».

Malgré ces mots, l’AFRICOM s’est insinué dans l’UA avec un attaché au Conseil de paix et de sécurité et du personnel dans la Division de la prévention des conflits et de l’alerte précoce de l’UA, ainsi que dans la Division des opérations de soutien à la paix. Avec l’entrée de l’AFRICOM dans l’UA au nom de l’«interopérabilité» pour relier les forces militaires américaines aux forces de maintien de la paix de l’UA, les États-Unis ont commencé à façonner plus directement le cadre de sécurité de l’UA.

Dans son livre sur le néocolonialisme en Afrique, Nkrumah écrit :

Le danger pour la paix mondiale ne vient pas de l’action de ceux qui cherchent à mettre fin au néocolonialisme, mais de l’inaction de ceux qui le laissent perdurer. … Si l’on veut éviter une guerre mondiale, il faut l’empêcher par une action positive. Cette action positive est à la portée des peuples des régions du monde qui souffrent actuellement du néo-colonialisme, mais elle n’est à leur portée que s’ils agissent immédiatement, avec résolution et dans l’unité.

Ces mots de 1965 sont toujours d’actualité.

Camp Simba, Kenya -2.171847 | 40.897016; Source: Google Maps

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Traduit par la Ligue-Panafricaine-Umoja (LP-U).
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