L’organisation politique du MST
Ce dossier propose une radiographie du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) et analyse ses formes d’organisation et de lutte.
Les œuvres de ce dossier ont été réalisées suite à l’appel à création Quarante ans de MST, lancé par le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST), l’Institut Tricontinental de recherche sociale, les mouvements sociaux ALBA et l’Assemblée Internationale des Peuples.
Nous sommes profondément reconnaissants aux plus de 150 artistes qui, par leur contribution et leur solidarité dans ce projet, enrichissent et embellissent la lutte de la classe ouvrière, en particulier la lutte des paysans, tout en proposant des réflexions sur les défis à venir.
Introduction
Après 18 ans de répression de la lutte paysanne par la dictature militaro-entrepreneuriale qui a dirigé le pays durant 21 ans (1964-1985), se sont réunis à Goiânia, région centrale du Brésil, 30 travailleurs ruraux et 21 agents pastoraux, tous des représentants des premières actions paysannes ayant eu lieu dans le pays. La rencontre était organisée par la Commission Pastorale de la Terre (CPT), une branche de l´église catholique inspirée par la Théologie de la Libération.
La situation était porteuse d’espoir. La dictature chancelait, confrontée à l’échec économique et à la reprise des luttes sociales de masse dans tout le pays et particulièrement à l´émergence d´un nouveau mouvement syndical qui engendrerait de nouveaux leaders et déboucherait sur la fondation du Parti des Travailleurs (PT) et de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), une vigoureuse centrale syndicale sans précédent dans l’histoire du Brésil. Des contextes similaires pouvaient être observés dans tout le continent américain et caribéen, lorsque d´autres dictatures militaires, également alignées sur les États-Unis, agonisaient tandis que les luttes au Nicaragua et à Salvador éveillaient les mêmes inspirations que la Révolution cubaine les années précédentes.
Les paysans étaient alors une force dispersée qui réalisait des actions locales dans un pays à dimensions continentales et affrontaient non seulement la répression politique, mais aussi les conséquences de la modernisation à marche forcée de l’agriculture, fondée sur une grande mécanisation, l’utilisation intensive de pesticides et les subventions accordées aux grandes exploitations agricoles, précipitant l´exode rural. Néanmoins, des occupations de grandes propriétés foncières se produisirent dès 1979, dans quelques États, de manière isolée. La CPT contribua et participa à bon nombre d’entre elles. La réunion de Goiânia discutait de l’avenir de ces actions et finit par mettre en évidence la nécessité de créer un mouvement national et autonome de paysans afin de lutter pour la réforme agraire. Deux années de préparation furent encore nécessaires pour aboutir à la fondation, en 1984, du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre du Brésil (MST), lors d’une première assemblée où 92 dirigeants étaient présents.
Douze ans plus tard, en 1996, le MST était présent et structuré dans toutes les régions du pays et il avait conquis des terres pour installer des milliers de familles. Ces installations connues comme assentamentos1 de réforme agraire recevaient l´appui et la solidarité de diverses organisations de la gauche brésilienne et internationale. Le MST était cependant peu connu de la majeure partie de la population urbaine du pays et ne comptait pas encore en tant que composante importante de la lutte politique.
Cette même année de 1996, dans l’État du Pará, en Amazonie, fut organisée une marche de milliers de paysans vers Belém pour obtenir une audience avec le gouverneur de ce même État. La marche fut stoppée, le 17 avril, à la commune d’Eldorado dos Carajás2 et encerclée par les forces de police et des tueurs à gages recrutés par de grandes entreprises de la région. En tête du cortège se trouvait Oziel Alves, un jeune homme de 19 ans dont la tâche était d’animer le groupe en diffusant des mots d’ordre et de motivation. Ayant été identifié par la police comme l´un des leaders, Oziel fut séparé du groupe. Avant d’être exécuté, à genoux, les policiers lui demandèrent, face aux armes, de répéter ce qu’il disait au micro quelques minutes auparavant. Oziel ne trembla pas, ses dernières paroles furent : « Vive le MST ! ».
Oziel est l’un des 19 morts de ce qui fut depuis lors connu sous le nom de « Massacre d’Eldorado dos Carajás ». Dans les jours qui suivirent, le photographe de renommée internationale, Sebastião Salgado prit une série de photos des personnes assassinées, donnant à celles-ci une répercussion mondiale. Les photos, jointes à beaucoup d’autres, composèrent l’exposition Terra qui, avec la musique du chanteur compositeur Chico Buarque de Holanda et les paroles de l’écrivain José Saramago, ont circulé dans le monde entier.
Ce n’est cependant pas cette tragédie qui révéla le poids politique du MST mais la réponse qu’il apporta à la répression dont il avait été l’objet. L’année suivante, face à l’impunité dont bénéficiaient les coupables et à la paralysie de la réforme agraire, le MST décida en février de lancer une marche vers la Capitale Fédérale. Partant de trois points différents du pays, 1 300 personnes devaient arriver à Brasilia le 17 avril, un an exactement après le Massacre d’Eldorado dos Carajás. Le ministre du Développement Agraire de l´époque prédisait que la marche n’arriverait jamais à Brasilia. Toutefois, le jour prévu, les Sans Terre entrèrent dans la Capitale, accompagnés de 100 000 personnes. Ce fut la plus importante manifestation politique contre le gouvernement néolibéral du Président Fernando Henrique Cardoso (FHC). Cette démonstration de force et de capacité d’organisation éleva dès lors le MST au rang des principaux protagonistes de la lutte politique au Brésil3.
En 2005, le MST organisa une nouvelle marche nationale. Le Président de la République était alors Luiz Inácio Lula da Silva, allié de longue date et partisan de la réforme agraire. L’objectif était de sensibiliser le gouvernement aux changements provoqués par la financiarisation de l’agriculture et de réclamer un nouveau Plan National de Réforme Agraire4. Il s´agissait cette fois-ci de 15 000 marcheurs qui, chaque jour, montaient leurs tentes dans un nouvel endroit, avec cuisines, sanitaires, espaces pour les enfants qui accompagnaient leurs parents et programme d´études après la journée de marche. Une petite ville itinérante s’était ainsi formée. Pour coordonner l’organisation de la marche, une radio itinérante émettait vers les 15.000 postes de radio portés par les paysans. Après cette marche, l’armée brésilienne avait invité le MST à donner une conférence à l’École Supérieure de Guerre pour expliquer comment un mouvement populaire maîtrisait une telle capacité d’organisation5.
Tout au long de ses quatre décennies d´existence, le MST a obtenu des victoires significatives : 450 000 familles ont conquis une terre et se sont installées dans des installations de réforme agraire. Elles y travaillent individuellement ou au sein d’une des 185 coopératives de production, de commercialisation et de prestation de services. Par ailleurs, 1 900 associations paysannes ont été créées depuis. Une partie de la production des installations est mise en valeur dans 120 industries agroalimentaires. Cependant, 65 000 familles rassemblées en divers campements provisoires nommés acampamentos 6 luttent encore pour obtenir une terre7.
La longévité du MST est riche en significations. Au cours de l’histoire du Brésil aucun mouvement social paysan n’a pu survivre plus d’une décennie face au pouvoir politique, économique et militaire des grands propriétaires fonciers.
Il y a de nombreux éléments qui participent à la résilience du MST, notamment la solidarité nationale et internationale. Il y a aussi les éléments engendrés dans la lutte et qui méritent d’être approfondis, comme la proposition pédagogique d’Éducation dans le Mouvement, la Formation Politique, l’Organisation des Femmes, la Production Agroécologique et l’organisation de Coopératives.
Parmi tous ces éléments, l’Institut Tricontinental de Recherche Sociale a choisi « Les formes d’organisation et de lutte du MST » comme thème de ce dossier.
En effet, la force d’un mouvement populaire découle du nombre de personnes qu’il organise et de sa méthode d’organisation. L´une des raisons majeures de la résistance et de l´ascension du MST face à un rapport de forces aussi inégal réside là.
Comprise dans le contexte de la lutte brésilienne et sans prétendre fournir des recettes prêtes, cette expérience peut contribuer à la réflexion et à l’organisation d’autres mouvements populaires et paysans ailleurs dans le monde.
La question agraire au Brésil
Dès l’arrivée des Portugais au XVIème siècle, le Brésil a été fondé et organisé comme un modèle de production capitaliste reposant sur de grandes propriétés terriennes, l’esclavage et la monoculture d’exportation. L’installation de ce modèle colonial portugais a provoqué, par le biais du fusil et de la croix, une violente rupture avec le mode de vie des sociétés indigènes, introduisant un concept qui n’avait aucun sens pour elles : la propriété privée des biens communs de la nature.8
En 1850, face à la fin imminente de l’esclavage portée par les mouvements abolitionnistes et les rébellions des populations asservies, l’empire brésilien promulgue la première Loi sur les Terres afin d’empêcher les affranchis d’accéder à la propriété foncière, principale richesse du pays. Grâce à cette loi, la terre devient ainsi une marchandise. Le modèle dit de « plantation » – vaste propriété foncière alliée à une monoculture d’exportation basée sur la surexploitation du travail – sera l’unique constante tout au long de l’histoire du Brésil, indépendamment de son degré de souveraineté (colonie portugaise ou nation indépendante), de son régime (Monarchie ou République), ou de son système de gouvernement (parlementaire ou présidentiel).
Face à cette contradiction, il n’est donc pas surprenant que la question agraire ait été au centre des rébellions, des révoltes et des mouvements populaires de l’histoire du pays : depuis la résistance indigène, les rébellions des esclaves et des communautés quilombolas9, jusqu’aux premiers mouvements paysans et syndicaux. Par ailleurs, l’engagement de l’État dans la défense permanente des intérêts des propriétaires fonciers et la répression des pauvres en est aussi une illustration saisissante. A titre d´exemple, alors que les populations indiennes ou réduites à esclavage étaient persécutées et combattues par des milices privées, l’armée brésilienne ne s´est pas privée d´attaquer et d´anéantir en 1897 la communauté de Canudos où 25 mille personnes vivaient en autogestion, puis, en 1916, celle du Contestado où des agriculteurs prirent les armes pour empêcher que leurs terres ne soient accaparées par une compagnie ferroviaire américaine. En 1964, un coup d’État où étaient impliqués le secteur entrepreneurial et l’armée mit un terme aux actions des Ligues Paysannes qui luttaient pour la réforme agraire.
Par conséquent, ainsi qu´à l´image du XXème siècle, le Brésil du XXIème siècle s´affiche toujours en deuxième place parmi les pays où la concentration des terres est la plus grande : 42,5% des propriétés sont sous le contrôle de 1% des propriétaires (DIEESE, 2011), alors que 4,5 millions de paysans sont considérés comme sans-terres.10
Les ennemis de classe des sans-terres sont les grands propriétaires fonciers et les entreprises transnationales qui s´accaparent des terres pour la production de commodities. Cependant, une partie de la pression du mouvement populaire devait aussi se tourner vers l’État. En effet, la présente Constitution élaborée en 1988 après la période de dictature entrepreneuriale et militaire, moment où les luttes des masses populaires étaient en pleine ascension, a incorporé de nombreuses dispositions progressistes y compris à propos de la Réforme Agraire. Dans son article 184, elle stipule que les propriétés agricoles doivent remplir aussi une fonction sociale, à savoir, être productives et respecter les droits du travail et environnementaux. Si elles ne répondent pas à ces exigences, elles peuvent être expropriées à des fins de réforme agraire par l’État qui doit indemniser le propriétaire y installer des familles sans terre. Ces terres deviennent alors des propriétés publiques.
Au cours des dernières décennies la nature du latifundium s’est vue beaucoup transformée, migrant vers le modèle agricole nommé Agrobusiness. La grande propriété foncière improductive et archaïque, utilisée comme mécanisme de spéculation, a été absorbée par de gros investissements du capital financier international qui contrôle l’ensemble de la chaîne rurale de production, depuis les semences jusqu’à la commercialisation de produits agricoles transformés industriellement. En 2016, vingt groupes étrangers contrôlaient 2,7 millions d’hectares au Brésil (MARTINS, 2020). Ce contrôle est venu intensifier le développement de la monoculture exportatrice, maintenant transformée en production de commodities – denrées primaires commercialisées à grande échelle, selon un unique standard mondial – utilisées comme actifs financiers spéculatifs cotés en bourse. En 2021 cinq cultures (soja, maïs, coton, canne à sucre et élevage bovin) occupaient 86% de toute la surface agricole au Brésil et représentaient 94% en volume et 86% en valeur de la production agricole totale11. Par ailleurs, l’agrobusiness se vaut de l´utilisation massive de pesticides, ce qui a fait du Brésil le plus gros consommateur de pesticides au monde, avec une consommation record de 130 mille tonnes en 202312.
Ce pouvoir économique de l’agrobusiness s’invite aussi au sein du pouvoir politique où ses représentants ont occupé des postes ministériels dans tous les gouvernements au cours des trois dernières décennies. Au Congrès National, le Groupe Parlementaire Ruraliste rassemble, au-delà des partis, des parlementaires défendant les intérêts du secteur : 324 députés (61 % de la Chambre) et 50 sénateurs (35 % du Sénat)13.
Ce pouvoir est suffisamment puissant pour imposer des lois de déréglementation environnementale et territoriale et pour mobiliser en deux décennies quatre Commissions Parlementaires d’Enquête (CPI) visant le MST. Aucune autre organisation populaire dans l’histoire du Brésil n’a fait l’objet d’autant de tentatives de criminalisation de la part du Parlement. La première Commission a été créée pendant le premier gouvernement du Président Lula pour empêcher le Pouvoir Exécutif d’affecter des financements publics à la réforme agraire et l’obliger à restreindre ses relations avec le Mouvement, tout en criminalisant la lutte pour la terre. La dernière, en 2023, avait des objectifs similaires – faire pression à nouveau sur le récent gouvernement formé par Lula – mais a eu un effet inverse. Les parlementaires qui dirigeaient la commission faisaient partie du noyau le plus radical du gouvernement de l’ancien Président Jair Bolsonaro. Le MST, de son côté, avait renforcé sa notoriété par les actions de solidarité qu’il avait conduites durant la pandémie de Covid-19. De sorte que non seulement la CPI n’a pas obtenu le soutien politique et médiatique escompté, ne réussissant pas à adopter un rapport final, mais la solidarité avec le MST s’est trouvée renforcée.
Enfin, l’emprise de l’agrobusiness sur la société brésilienne combine, d’une part, les méthodes sophistiquées d´une puissante industrie culturelle allant de la télévision, à la musique, avec, d’autre part, des méthodes archaïques de violence et de répression. L’enquête annuelle de la CPT sur les Violences en Milieu Rural de 2022 a enregistré 2 018 conflits sociaux en milieu rural et 47 meurtres liés à des questions foncières ou environnementales.
En 1995, lors de son Troisième Congrès National, le MST approuvait son premier Programme de Réforme Agraire dans lequel il présentait sa vision de la lutte des classes au sein du milieu rural brésilien et un ensemble de propositions pour transformer la structure foncière et les conditions de vie à la campagne. En 2015, ce programme a été mis à jour avec l’introduction d’un important changement théorique et structurel. Alors que les partis politiques et les milieux académiques appréhendaient de façon équivoque la véritable nature de l’agrobusiness au Brésil – au point de saluer son impact, l´approche construite collectivement par les militants du MST dévoila l´agrobusiness comme le reflet du capital financier transnational dans le monde agricole visant la production de commodities. Le MST allait même plus loin en soulignant que la présence de l’agrobusiness – et ses liens avec l’État – entravaient une réforme agraire classique, dans les jalons du capitalisme, permettant la distribution ou la démocratisation de l’accès à la terre.
Dans ce contexte, le MST fut amené à redéfinir sa stratégie et son programme, ce qui se traduisit par l’élaboration d´un nouveau concept : la Réforme Agraire Populaire. A la distribution de la terre aux paysans, la Réforme Agraire Populaire ajoute la nécessité de produire des aliments sains pour toute la population et donc d’orienter le modèle technologique vers l’agroécologie et la préservation des biens communs de la nature. Ce changement implique une plus grande alliance avec les travailleurs urbains qui sont les premiers bénéficiaires de l’accès à une alimentation saine et bon marché. En effet, la Réforme Agraire va au-delà des intérêts des paysans et doit être présentée comme une politique au bénéfice de toute la société, du fait qu´elle travaille en faveur de la souveraineté alimentaire, qu´elle offre la possibilité de créer des emplois, d´engendrer des revenus et participe à la lutte contre la catastrophe environnementale.
Formes de lutte et formation de la conscience
Le MST est né avec trois objectifs : Lutter pour l’accès à la Terre, c’est-à-dire pour que les familles organisées dans le Mouvement obtiennent suffisamment de terres pour vivre dignement de leur travail ; Lutter pour la Réforme Agraire, c’est-à-dire pour la réorganisation de la propriété et de l’usage de la terre et enfin Lutter pour la Transformation Sociale.
Pour atteindre ses objectifs, il s’est défini et organisé dès le début comme « un Mouvement des Masses Populaires, à caractère Syndical, Populaire et Politique ». Mouvement des masses parce qu’il savait que le rapport des forces ne pouvait être modifié en sa faveur qu’avec un grand nombre de personnes organisées ; populaires parce qu’il était ouvert à toute personne décidée à se battre pour avoir une terre et la travailler ; syndical, parce que la lutte pour la réforme agraire a aussi une dimension économique, en faveur des conquêtes concrètes et immédiates ; mais aussi politique parce qu’il sait que la réforme agraire ne pourra être obtenue qu’avec une transformation structurelle de la société.
De plus, le MST est un mouvement national en ce sens qu’il est implanté dans 24 des 26 États du Brésil ce qui le différencie des mouvements antérieurs. Ceux-ci, ne pouvant monter que des actions locales ou régionales, étaient isolés et faciles à réprimer. Présent sur la majeure partie du territoire, le MST est en mesure de répercuter les luttes locales au niveau national, d’apporter un soutien à celles qui sont plus fragiles et d’amplifier leur impact.
C’est ainsi que la consolidation et la force du MST est due au nombre de personnes organisées dans le mouvement.
Ainsi, même s’il dispose de beaucoup de formes d’organisation, selon chaque réalité et chaque localité, ce qui est fondamental dans sa méthode d’organisation est de mettre les personnes en mouvement, dans la lutte. C´est par ailleurs par la lutte, qu´il ira développer leur conscience politique et sociale.
La première forme de lutte du Mouvement, est l’occupation de terres. Préalablement ou pendant l’occupation, le MST organise des campements de familles sans terre. Leur regroupement se fait en fonction des territoires sur lesquels elles vivent, en organisant des réunions suite aux visites faites par les militants du travail de base. Dès ce moment, les familles participent à l’organisation du futur campement : chercher des bâches pour les cabanes, des moyens pour transporter les familles sur le lieu de l’occupation, etc. En somme, créer les conditions d’installation de la future occupation.
Les campements remplissent le même rôle que les usines pour la constitution des luttes ouvrières aux XIXème et XXème siècles. La réunion d’un nombre important de paysans dans un lieu où ils surmontent l’isolement géographique, offre la possibilité de tissage de relations de coopération et de sociabilité.
A leur entrée dans le campement, les familles sont organisées en noyaux de base de 10 à 20 personnes. C’est un petit nombre afin que les membres puissent se connaître et éviter l’infiltration par des inconnus. De plus, quand on est en petits groupes, plus de personnes peuvent débattre et donner leur avis sur les questions d’organisation politique du campement. Dans un noyau de base, tout le monde a droit à la parole, y compris les enfants. Dans le campement, les tâches doivent être organisées et distribuées collectivement : chercher l’eau et du bois, organiser la distribution de dons de nourriture, monter les cabanes, mettre en place la sécurité du camp, assurer l’éducation des enfants etc. Ces tâches font l’objet d’une organisation en secteurs, les noyaux de base fournissant les équipes des secteurs. C’est à dire que chaque noyau de base envoie un participant dans chaque équipe de travail de chaque secteur. De cette manière, tous et toutes participent à la vie politique, aux débats, à la vie organisationnelle, aux tâches. Toujours collectivement.
Quel que soit le nombre de personnes concernées, les réunions des noyaux et des secteurs d’activité sont toujours organisées préalablement. L’ordre du jour est défini, la coordination est assurée par un homme et une femme. Un rapporteur est désigné pour consigner les décisions afin qu’elles puissent être entérinées par les membres du noyau.
Lorsque les débats portent sur des décisions concernant l’ensemble du campement, les avis des noyaux sont portés par ses coordinateurs à l’espace de coordination du campement. S’il n’y a pas de consensus, les discussions reviennent au niveau des noyaux de base, avec des apports nouveaux et des questions, pour tenter d’élaborer une synthèse et de prendre les décisions collectivement.
Dans ces campements et dans les occupations de terres, il est fréquent d’organiser des assemblées générales pour prendre des décisions collectives, comme occuper ou non un latifundium, reculer ou non dans une lutte. Mais cette pratique n’est efficace que lorsque tous les participants ont une bonne compréhension des enjeux et que les options à départager sont limitées, par exemple lancer ou non une occupation, résister ou non dans une situation d’expulsion. Elles ne sont donc ni la principale ni la plus commune des formes de participation dans le Mouvement.
Quand la terre est conquise, l’occupation prend le nom d’assentamento ou d´installation de réforme agraire et les familles continuent d’être organisées par le Mouvement. Cela a été un des premiers défis du MST : comment maintenir organisées les familles qui avaient atteint une partie de leurs objectifs avec la conquête de la terre ? Une partie de la sociabilité et de la coopération qui existaient dans le campement se perdent au cours de cette transition. C’est pourquoi des initiatives sont prises pour maintenir les assentados ou installés en mouvement.
Premièrement, les années de vie et de lutte dans les campements produisent une identité. Les travailleurs organisés par le MST s’identifient eux-mêmes comme Sans Terre (en majuscules). Cette identité perdure même après la conquête de la terre. Cette identité signifie partager des histoires de luttes, s’identifier avec les familles encore campées et partager des valeurs comme l’internationalisme ou la solidarité qui sont cultivées dans les luttes.
L’organisation du territoire conquis fait apparaître de nouvelles demandes et des luttes pour le crédit rural, l’éducation, la santé, la culture, la communication, etc. Pour obtenir ces nouvelles revendications, le MST maintient sa forme d’organisation. L’organisation de l’installation est identique à celle du campement : noyaux de base de 10 à 20 familles, regroupées par voisinage, avec la participation de toutes les familles. Ces noyaux sont organisés de nouveau avec un homme et une femme à la coordination, la préparation des réunions, l’enregistrement des décisions, avec un mouvement ascendant et descendant des discussions et débats des noyaux vers la coordination et vice-versa. À chaque niveau organisationnel – campement, installation, région, État et national – une instance de direction collective est mise en place.
Le MST n’a pas et n’a jamais eu de Président ni de poste équivalent sur lequel se concentreraient les décisions politiques et qui aurait un autre statut que celui de simple militant. Toutes les instances du Mouvement, de la base à la Direction Nationale, fonctionnent collectivement et avec des mandats de deux ans afin d’éviter le centralisme et le personnalisme. Cette règle vise à faciliter la division des tâches : chacun doit avoir, à un degré plus ou moins élevé, des responsabilités au sein de l’organisation pour prévenir une centralisation excessive et une surcharge des militants.
Comme dans les campements, il y a des équipes pour les tâches du quotidien dans l’installation. Les nouvelles demandes sont distribuées entre les équipes : éducation, santé, organisation économique, etc. Plus la réalité est complexe, plus les équipes s’étoffent et montent en compétence. Elles se regroupent par secteurs d’activité au niveau des États et au niveau national pour planifier et exécuter des tâches diverses et spécialisées : Production, Front de masse, Education, Formation, etc. Dans le domaine de l’éducation par exemple, tous les éducateurs et les personnes impliquées dans l’éducation d’un regroupement de communes forment un Secteur d’éducation qui élabore des propositions pédagogiques et intervient dans la vie scolaire des territoires. De la même façon, dans le domaine de la production, les militants organisent la vie économique, les coopératives, ainsi que les techniques de culture agroécologique. Et ainsi de suite.
Dans ces collectifs, la nature et les façons d’être et de vivre des personnes présentes – LGBT, jeunes, par exemple – sont reconnus et pris en considération, ce qui n’a probablement pas d’équivalent dans d’autres organisations paysannes. Un autre exemple de participation est fourni par les activités et les rencontres avec les « Sem Terrinhas », les « Petits Sans Terre », les enfants des territoires de réforme agraire. En juillet 2018, la première Rencontre Nationale des « Sem Terrinhas » a réuni plus de mille enfants dans un campement d’étude, de jeux et de lutte dans la capitale fédérale, Brasília.
De nouveau, l’essentiel est de réunir les gens, de créer des espaces de discussion collective et de les mettre en mouvement par la lutte et la coopération.
Bien que les occupations de terres aient fait la réputation du MST, d’autres façons de lutter sont utilisées en fonction des besoins et des circonstances : marches – parfois nationales comme en 1997 et 2005, occupations de bâtiments publics, barrages routiers, grèves de la faim, etc.
C’est l’action concrète et la lutte qui permettent que la conscience politique dans les campements et installations ne s’assoupisse pas. Par exemple, la solidarité est, pour le MST, une des valeurs humaines et socialistes majeures et en ce sens elle ne doit pas s’exprimer seulement par la rhétorique ou le discours. Pendant la pandémie de Covid-19 par exemple, le Mouvement a fait don plusieurs tonnes de nourriture dans tout le pays par l’intermédiaire de l’organisation des Cuisines, Jardins et Communautés Solidaires. En décembre 2023, le MST a envoyé 13 tonnes de nourriture aux victimes des attaques israéliennes dans la bande de Gaza. L’organisation de ces actions exige des discussions avec les familles, une planification de la production, l’organisation de la logistique, etc. Dans ce processus, les familles découvrent concrètement d’autres réalités, en particulier urbaines, collaborent pour atteindre leurs objectifs et font l’expérience, par la pratique, du sens de ces valeurs.
Il y a d’autres mises en application des valeurs du MST : ce sont les coopératives, où la coopération se fait dans le travail et la répartition des bénéfices, mais aussi l’organisation d’agrovilas14, qui réunissent les personnes en noyaux d’habitats groupés, au lieu de l’isolement rural, et la mise en commun de tâches domestiques : cuisines collectives, crèches pour les enfants.
Principes organisationnels du MST
En tant que mouvement national de masses, le MST adopte l’autonomie au niveau des États, régions et territoires où il se trouve. Ainsi, chaque groupe de familles organisées, en installation ou en campement, dispose d’autorité pour prendre les décisions adéquates à sa réalité. Toutefois l’Unité est indispensable pour que ce mécanisme fonctionne avec autonomie et uniformité dans ses formes d’organisation. Cela n’est possible que parce que, depuis sa fondation en 1984, le Mouvement Sans Terre a établi quelques caractéristiques d’organisation qui déterminent l’identité du Mouvement
Ces principes organisationnels sont les valeurs, le mode d’organisation et les objectifs pour lesquels un mouvement populaire est prêt à lutter. Ils définissent l’identité et l’unité d’une organisation dans la mesure où la disparition d´un de ces principes serait capable de la dénaturer. Au cours de ces quatre décennies d´existence, ces caractéristiques n’ont pas changé dans leur essence, mais elles ont pu se radicaliser pour augmenter la participation et élever le niveau de conscience du mouvement de masse.
L’un de ces principes est l’autonomie par rapport aux Partis Politiques, aux Églises, aux Gouvernements et à tout autre institution. Le MST est autonome par rapport aux autres organisations et c´est ce qui lui permet d´établir librement son agenda politique. Cela ne signifie pas que le MST ne travaille pas avec des partis politiques ou des organisations religieuses, évidemment, mais il s’agit dans ce cas de relations fraternelles entre partenaires égaux, sans subordination. C´est ainsi que le MST peut se forger une lecture de la réalité, de la lutte pour la terre et établir des tactiques à partir de sa propre perception et des demandes des familles organisées.
Comme on l’a vu précédemment, pour que le Mouvement soit populaire et de masse, il est nécessaire qu’il ait comme principe organisationnel la Participation. C’est d’ailleurs un bon exemple de comment le principe peut être amplifié, radicalisé dans sa nature, tout en préservant son essence. À l’origine, les hommes occupaient la plupart des instances de coordination. Progressivement les femmes – qui ont toujours été présentes dans les luttes – se sont organisées, en particulier au sein du Collectif des Femmes. Elles ont organisé des campements de formation politique, entrepris des actions directes contre des firmes transnationales, créé des lieux d’étude au sujet des relations de genre et le capitalisme, etc. Ces actions ont provoqué un élargissement du principe de participation quand, à la fin des années 1990, le Mouvement a décidé que toutes les fonctions de direction et de représentation devraient être occupées par un homme et une femme. Le nombre de femmes dans les instances de coordination a pratiquement doublé, reflétant le poids qu’elles ont de fait dans le mouvement. Ce mécanisme a renforcé un autre principe, celui de la Direction Collective.
Afin que les principes de Participation et Direction Collective fonctionnent, la discipline est nécessaire. Pour le MST, discipline signifie respecter les décisions collectives, les lignes politiques et les appliquer. Il y a rarement de vote au MST, le plus souvent, on arrive à construire un consensus dans les décisions. Lorsqu’il y a une difficulté pour trouver un consensus sur un sujet, le débat revient aux noyaux de base et aux coordinations jusqu’à ce que les décisions soient mûres et alors, après définition de la ligne d’action, tous les membres du mouvement la suivent et la mettre en œuvre. La discipline est l’application des décisions collectives.
Une caractéristique commune aux mouvements sociaux est la construction de leurs stratégies et tactiques à partir de leur propre pratique. Sans action et pratique, il n’y a pas de mouvement populaire. Pour autant, pour avoir une lecture permanente de la réalité, la pratique seule ne suffit pas. C’est pour cela que le MST considère l´accès au savoir et les études comme un autre principe organisationnel.
En matière de scolarisation il incite et organise les familles campées ou installées à se battre pour que des écoles soient créées sur leurs lieux de vie. Plus de 2000 écoles publiques ont ainsi été créées dans les zones de réforme agraire suite aux pressions sur les autorités locales. Plus de 50 000 personnes, jeunes et adultes, ont appris à lire et à écrire grâce aux initiatives du MST ou en partenariat avec les pouvoirs publics locaux.
Une autre dimension de l’étude est celle de la formation politique, par différents moyens : publication de livres et de brochures, formations dans les noyaux familiaux de base, cours, etc., et qui sont, d’une certaine manière, synthétisés dans l’expérience de l’Ecole Nationale Florestan Fernandes, l’école de formation politique du MST. C’est une des écoles de formation de l’Assemblée Internationale des Peuples, réseau qui regroupe des organisations populaires, des mouvements sociaux, des partis politiques et des syndicats dans le monde entier.
L’ENFF a été inaugurée le 23 janvier 2005 et elle rend hommage au sociologue et homme politique brésilien Florestan Fernandes dont elle porte le nom. Elle est devenue une référence internationale par le fait que la pratique et la théorie politique y sont intimement liées. Des militants, des dirigeants et des cadres d’organisations populaires de divers pays, engagés dans la lutte pour transformer la société, viennent approfondir leurs connaissances des classiques de la théorie politique nationale et internationale. Les cours peuvent durer d’une semaine à trois mois et sont dispensés par des enseignants et des intellectuels bénévoles. L’ENFF propose également des formations ciblées sur divers sujets : question agraire, marxisme et féminisme/diversité. Les professeurs et les élèves viennent de divers pays, essentiellement d’Amérique latine, la « Florestan Fernandes » comme on l’appelle, favorise les échanges culturels et politiques entre les mouvements populaires, ainsi qu’une formation sur le panorama économique et social mondial, vu sous l’angle de la classe des travailleurs.
Cette école a été, au sens propre, construite par les travailleurs sans terre de tout le pays, organisés en brigades bénévoles. Les financements ont été collectés par des comités de soutien nationaux et internationaux et par le don des droits d’auteur de Sebastião Salgado, Chico Buarque et José Saramago sur l’exposition Terra.
D’autres écoles ont été créées par le MST : l’Institut d’Éducation Josué de Castro, spécialisé dans la formation de jeunes gestionnaires de coopératives, l’École Latino-Américaine d’Agroécologie (ELAA) et l’Institut Educar, dans la région sud du pays ; l’École Populaire d’Agroécologie et Agroforesterie Egidio Brunetto, dans le Nordeste ; et l’Institut d’Agroécologie Latino-Américaine (IALA, en espagnol et portugais) en région amazonienne.
Un des résultats des efforts pour démocratiser l’accès à la connaissance a été la mise en œuvre du Programme National d’Education pour la Réforme Agraire (PRORENA), une politique publique du gouvernement fédéral conquise après la Marche nationale de 1997.
La création de formations adaptées aux travailleurs sans terre, y compris de premiers et seconds cycles universitaires a été encouragée. Plus de 100 conventions ont été conclues avec des universités publiques qui ont permis à des étudiants d’origine paysanne d’accéder à des cours d’agronomie, de vétérinaire, de soins infirmiers, à des formations d’éducateurs, entre autres. C’est une façon de faire entrer des membres du MST dans un espace généralement élitiste qui leur est traditionnellement inaccessible, tout en obligeant l’université à ouvrir ses portes à des militants porteurs d’expériences et de connaissances issues de leur fort engagement dans des luttes sociales.
Une des principales valeurs portées par le MST est l’Internationalisme, entendu comme valeur et comme stratégie. Le capitalisme, en tant que système mondial, a adopté l’ensemble du globe comme champ de bataille et par conséquent, la résistance qu’on lui oppose doit également être mondiale.
Le MST fait partie de mouvements paysans comme la Via Campesina et la Coordination Latino-américaine des Organisations rurales (CLOC) et il participe à d’autres dynamiques plus englobantes comme l’Alba Movimientos et l’Assemblée Internationale des peuples.
Cependant, l’internationalisme ne se limite pas à des espaces de rencontres et des réunions internationales. Comme principe d’organisation, il doit aussi se matérialiser en actions, depuis les simples manifestations de solidarité de la part des familles campées et installées en faveur des peuples en lutte, jusqu’à la création de Brigades Internationalistes, composée de militants du mouvement. Celles-ci interviennent sur des missions d’échanges dans les domaines de l’agroécologie, la production, l’éducation ou la formation. Elles existent depuis 2006 et concernent ou ont concerné les pays suivants : Venezuela, Haïti, Cuba, Honduras, le Salvador, Bolivie, Paraguay, Guatemala, Timor Oriental, Chine, Mozambique, Afrique du Sud et Zambie.
La plus ancienne d’entre elles, la Brigade Apolônio de Carvalho – en hommage à un militant communiste brésilien qui a combattu dans la Guerre civile espagnole et la Résistance française – est active au Venezuela dans le domaine de la formation politique et de l’agroécologie. La Brigade Jean-Jacques Dessalines intervient de la même manière en Haïti où elle était présente avant l’année 2010, date du tremblement de terre qui a détruit le pays. En Zambie, la Brigade Samora Machel est active dans les domaines de l’agroécologie et de l’alphabétisation des paysans. En Palestine, tous les deux ans, la Brigade Ghassan Kanafani participe à la récolte des olives dans les territoires menacés par les colons israéliens.
L’avenir de la lutte pour la terre au Brésil
Le nouveau Programme Agraire du MST, élaboré en tenant compte des contradictions et des impératifs des luttes en milieu rural, fournit l’orientation de la lutte pour la terre, non seulement au Brésil, mais dans tout le Sud Global. Quelques-uns de ses principaux aspects sont développés ci-dessous.
La lutte pour la terre est de plus en plus internationale. L´énorme concentration des revenus et des terres engendrée par le capital financier est telle que 87 sociétés basées dans 30 pays contrôlent à elles seules l’ensemble de la chaîne de production agricole15.Ces sociétés transnationales menacent les biodiversités et les traditions [alimentaires] locales du fait de la standardisation des aliments qu’elles imposent. De plus, elles déterminent les prix à l’échelle mondiale et interviennent dans les législations et les droits nationaux. C´est la raison pour laquelle la résistance paysanne doit être elle aussi articulée au niveau international au moyen de programmes, d’actions conjointes, de pressions sur les organismes multilatéraux et surtout de par son opposition permanente à ces transnationales, sur tous les territoires.
La lutte pour la terre est une lutte technologique. L’agrobusiness se caractérise aussi par la diffusion à grande échelle d’OGMs et par l’utilisation intensive de pesticides. Il s’agit de pratiques « technologiques » inhérentes au modèle de l’agrobusiness qui, sans elles, serait incapable de gérer des monocultures à l’échelle mondiale. Il en résulte qu´un modèle d’agrobusiness “vert” ou “durable” n´est rien de plus qu´une pub marketing du secteur. Le dépassement de ce modèle exige le renforcement et la massification de l’agroécologie, la restauration des sols et de la biodiversité, l’appropriation et la diffusion de nouvelles techniques et technologies de production et de préservation de l’environnement, la production de machines, équipements et outils agricoles adaptés aux besoins de l’agriculture paysanne.
La technologie n´est pas seulement présente dans la production agricole. Les fusions et acquisitions et la concentration financière, caractéristiques des mouvements de capitaux financiers, ont rapproché le monde de la finance des entreprises de technologie, les entreprises financières et les entreprises de l’agrobusiness (voir le Dossier n° 46 – Big Techs et lutte des classes 16 ), leur permettant de fixer le standard technologique des équipements agricoles, de s’approprier et de conserver des milliers de données de la nature qui restent « prisonnières » dans l’infrastructure cloud contrôlée par le Nord global.
La lutte pour la terre est une lutte pour l’Alimentation. La pandémie de Covid-19 a montré comment les sociétés transnationales ont profité de la crise mondiale pour augmenter superficiellement les prix des aliments et s’enrichir par la spéculation. Soumettre les aliments à la loi du marché a aussi pour conséquence de réduire les cultures traditionnelles ou locales au profit des commodities mieux acceptées sur le marché. Des cultures comme le soja, destinées à la fabrication de carburant ou d’aliments pour animaux 17 ont transformé d’anciens secteurs de cultures alimentaires en déserts de monoculture. Sans compter que la vente anticipée des récoltes en bourse entraine le risque de générer des crises alimentaires. Non seulement le modèle d’agrobusiness ne recule pas et complique l’accès à la nourriture, mais il produit des aliments de mauvaise qualité contenant des résidus de pesticides.
La lutte pour la terre est une lutte pour l’environnement. Du fait de la déforestation à grande échelle qu´il provoque, le modèle de l’agrobusiness est l’un des grands responsables de la catastrophe climatique et environnementale en cours, à la place des forêts viennent s´installer, soit de grandes cultures de commodities, soit la pratique de l’élevage extensif, elle-même à l´origine de l´émission de grandes quantités de carbone. Entre autres impacts environnementaux négatifs immédiats, il est aussi un gros consommateur d’eau, souvent peu soucieux de la réglementation, entamant la biodiversité des sols et provoquant la disparition de certaines variétés de plantes et de semences traditionnelles.
L´association de la lutte pour la terre avec la lutte pour l’environnement exige de dénoncer les fausses solutions du capitalisme vert, à l´image du marché du crédit carbone. Dans ce contexte, une des initiatives avec un effet pratique et immédiat et une dimension nationale est l’objectif de planter 100 millions d’arbres dans les années à venir. Au cours des quatre dernières années, 25 millions d’arbres ont déjà été plantés par le Mouvement.
Un bon exemple de la façon dont le MST combine les luttes environnementales, technologiques et alimentaires est fourni par l´organisation d´un groupe de familles installées dans la région métropolitaine de Porto Alegre, dans le sud du pays. Il s’agit de la plus importante production de riz agroécologique d’Amérique latine. Ce sont plus de mille familles qui produisent, individuellement ou dans des coopératives locales, mais qui sont toutes regroupées dans une coopérative centrale. Celle-ci fournit l’assistance technique, se charge de la transformation agroindustrielle et de la commercialisation du produit. Les familles participent aussi bien à la gestion technique, en tant que responsables de la supervision et certification agroécologique, qu’à la gestion économique et politique. Cette production de riz bio est devenue le symbole de la capacité de l’agroécologie à produire à grande échelle et signe l’engagement du MST en faveur d’une alimentation saine et solidaire ; le Mouvement faisant don d’importantes quantités de grains, soit à des cuisines communautaires urbaines de la région, soit à d´autres pays.
La lutte pour la terre est un combat culturel. La consolidation du modèle hégémonique de l´agrobusiness ne repose pas uniquement sur le contrôle économique et technologique, la diffusion des valeurs néolibérales et la défense du « mode de vie » de l’agrobusiness y contribuent aussi. L’industrie culturelle et ses innombrables rouages s’y prête volontiers : publicité à la télévision, parrainage et financement de médias, organisation de spectacles, rémunération d’artistes qui glorifient les latifundiums et la monoculture. La construction d’un modèle contre-hégémonique d’agriculture, où l’agroécologie, la coopération et l´accès au savoir viendraient remplacer la monoculture, l’individualisme et l’ignorance, implique des transformations dans le mode de production agricole et dans les relations sociales du monde rural.
D´autre part, l’agroécologie est devenue une alliée dans la défense d´un modèle agricole alternatif qui prenne en compte l’environnement, la santé, le savoir populaire scientifique et la diversité de la culture populaire. Le Collectif de Culture du MST est un exemple de comment ceci peut se matérialiser. Grâce à des groupes de travail en littérature, théâtre et arts plastiques, ce Collectif s´efforce de produire et renforcer une culture propre, et accomplit un travail important dans sa relation avec la société, en organisant des Festivals de la Réforme Agraire dans les États. Ces Festivals mêlent des foires alimentaires et des activités culturelles, auxquelles participent des musiciens du MST et des artistes qui soutiennent la lutte. Ils reproduisent localement l’expérience réussie des Foires Nationales de la Réforme Agraire organisées à São Paulo dont l´édition plus récente en 2023 a vu passer plus de 320 000 visiteurs.
Enfin, la lutte pour la terre fait partie et dépend de l´ensemble de la lutte des travailleurs. Seuls, les paysans ne sont pas assez forts pour affronter les grandes entreprises transnationales qui contrôlent l’agriculture. Pour les vaincre, un puissant mouvement de masse s´impose ; de plus, les défaites de ces grandes entreprises et du capital financier ouvriraient des fenêtres d’opportunités pour un projet socialiste. En d’autres termes, vu que le stade actuel du capitalisme est arrivé à son potentiel maximum, chaque défaite infligée à ce modèle peut et doit nécessairement être anticapitaliste et donc contribuer, depuis le monde rural ou en alliance avec les travailleurs urbains, à la construction d’un projet d’émancipation humaine.
Notas
1Assentamento : territoire organisé par un groupe de familles paysannes dans le cadre de la Réforme Agraire, après attribution de la terre par l’Etat. Dans la suite du texte, nous utiliserons le terme installation en français.
2580 km au sud de Belém.
3 https://mst.org.br/nossa-história/97-99.
4 Le premier Plan National de Réforme Agraire a été annoncé par le premier gouvernement civil après la dictature militaro-entrepreneuriale en 1985 et n´a jamais été exécuté.
5 https://mst.org.br/2006/07/19/stedile-faz-palestra-na-escola-superior-de-guerra.
6Acampamento : territoire occupé par un groupe de familles qui y installent un campement pour obtenir l’accès à la terre. Dans la suite du texte, nous utiliserons le terme campement.
7 https://mst.org.br/nossa-producao.
8Avant l’arrivée des Portugais, vivaient au Brésil 5 millions de personnes divisées en communautés villageoises, utilisant collectivement un territoire pour la chasse, la pêche, la collecte et l’horticulture. Voir MAESTRI (2005).
9 Quilombo : communauté clandestine d’esclaves fugitifs.
10Pour une analyse plus détaillée de la question agraire au Brésil, voir notre Dossier n.º 27: https://dev.thetricontinental.org/pt-pt/dossie-27-terra/.
11 MST. Programme de Réforme Agraire Populaire.2024
12 https://www.embrapa.br/agencia-de-informacao-tecnologica/tematicas/agricultura-e-meio-ambiente/qualidade/dinamica/agrotoxicos-no-brasil#:~:text=Expresso%20em%20quantidade%20de%20ingrediente,agr%C3%ADcola%20aumentou%2078%25%20nesse%20per%C3%ADodo.
13 https://fpagropecuaria.org.br/todos-os-membros/.
14Agrovila : dans une installation, les habitations sont regroupées dans un hameau un peu en marge de la partie agricole.
15 https://www.brasildefato.com.br/2018/09/04/so-87-empresas-controlam-a-cadeia-produtiva-do-agronegocio/.
16 https://dev.thetricontinental.org/pt-pt/dossier-46-big-tech/.
17 https://dev.thetricontinental.org/pt-pt/brasil/complexo-da-soja-analise-dos-dados-nacionais-e-internacionais/.
Références bibliographiques
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DIEESE. Estatísticas do meio rural 2010-2011. 4.ed. / Departamento Intersindical de Estatística e Estudos Socioeconômicos; Núcleo de Estudos Agrários e Desenvolvimento Rural; Ministério do Desenvolvimento Agrário. — São Paulo: DIEESE; NEAD; MDA, 2011.
INSTITUT TRICONTINENTAL DE RECHERCHE SOCIALE. Dossier nº 54. Gramsci dans le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Interview de Neuri Rossetto. Juillet 2022.
______. Dossier n.46. Big Techs et les défis actuels du combat des classes. Novembre 2021.
MAESTRI, Mario. A Aldeia ausente: índios, caboclos, cativos, moradores e imigrante na formação da classe camponesa brasileira. In: STEDILE, João Pedro. A questão agrária no Brasil, volume 2 – O debate na esquerda 1960-1980. São Paulo, Expressão Popular, 2005. p. 217-276.
MARTINS, Adalberto. A Questão Agrária no Brasil: da colônia ao governo Bolsonaro. São Paulo, Expressão Popular, 2020.
______.A produção ecológica de arroz e a reforma agrária popular. São Paulo, Expressão Popular, 2019.
MST. Programa de Reforma Agrária Popular. 2024.
______.Normas gerais e Princípios Organizativos. 2016.