SOYONS DES SAGE-FEMMES: LA VINGT-CINQUIÈME LETTRE D’INFORMATION (2018).

Chers amis,
Salutations depuis le bureau du Tricontinental: Institut de recherche sociale.

La poète japonaise Sadako Kurihara était une survivante du bombardement atomique à Hiroshima. En mars 1946, quelques mois après cette catastrophe, elle publia son poème le plus connu – Umashimenkana (Arrivée d’une vie nouvelle). Le poème raconte l’histoire d’une femme qui donne naissance à un bébé au milieu des ruines d’un immeuble. Dans le chaos et l’obscurité, une femme apparaît et annonce qu’elle est une sage-femme. Elle rend possible l’arrivée d’une nouvelle vie et perd la sienne juste avant l’aube. Le poème de Kurihara se termine par le sermon suivant:

Soyons des sage-femmes!
Soyons des sage-femmes!
Même si nous sacrifions nos vies en le faisant.

Deux terribles évènements ont eu lieu lors des dix derniers jours: le bombardement par l’Arabie saoudite d’un bus scolaire yéménite qui a tué cinquante enfants et l’attentat-suicide de Daech dans une salle d’école afghane, avec 48 enfants perdus. La brutalité régit ces incidents, tous deux choquants mais considérés comme normaux. Le bombardement au Yemen se déroula au Nord du pays, dans une province qui touche la frontière avec l’Arabie saoudite. Mon article sur cette attaque se conclut ainsi: “C’est le moment où les enfants meurent. C’est le moment où les adultes ont manqué à leur devoir, le moment des bombardements et des négociations impossibles”. Les bombes provenaient de Garland (Texas, États-Unis) et les États-Unis a bloqué une enquête indépendante de ce qui consiste sûrement un crime de guerre.

Comme je le mentionne dans mon article, ceux d’entre-nous qui connaissent Kaboul connaissent Dasht-i Barcha, une zone d’espoir pour de nombreux réfugiés qui ont fui la campagne dangereuse. La région était essentiellement habitée par les Hazaras qui viennent de l’Ouest du pays. L’attaque par Daech avait comme cible les Hazaras, car ils sont chiites.

Ces deux attaques font partie d’une guerre que l’Arabie saoudite a menée, de la mer Méditerranée jusqu’aux montagnes de l’Hindu Kush, contre ce qu’elle perçoit comme des influences iraniennes. Nous espérons que l’Arabie saoudite et l’Iran vont bientôt se rencontrer pour établir une solution diplomatique. Peu importe les véritables mérites de leur confrontation: l’impact destructif du conflit sur la région est beaucoup trop grand.

Aux deux endroits bombardés, on trouve des sacs d’écoliers qui traînent par terre. C’est un symbole très fort de l’enfance. L’illustration ci-dessus a été réalisée par l’artiste yéménite Wafa Alshami.

La nouvelle principale sur le site New Frame, le jour de son lancement cette semaine, concerne le massacre à Marikana, en Afrique du Sud. Il y a six ans, les miniers ont protesté et le gouvernement leur a répondu avec les armes. C’est une histoire douloureuse de mort et de désolation, d’un peuple qui ne parvient pas à se sortir du désespoir. Il est difficile de nos jours d’être confiant en notre avenir. La mort d’enfants au Yémen et en Afghanistan, l’assassinat des miniers d’Afrique du Sud – comment pourrait-on donner une réponse simple face à de telles circonstances?

Dans son article, Richard Pithouse, éditeur de New Frame (un projet de nouveaux médias basé à Johannesburg) présente les griefs du pays – la violence contre les travailleurs et contre les femmes, l’attitude inhospitalière envers les immigrants et les habitants des bidonvilles, le chômage terrible et le désespoir de la jeunesse. Mais Richard cite ensuite une expression venant de Frantz Fanon: nous vivons dans une “société non viable, une société qu’il faut remplacer”. Ce court passage provient de la lettre de démission, en 1956, de Fanon de son poste de psychiatre à Blida-Joinville, en Algérie. Il quitta son emploi pour rejoindre les lignes de front de la lutte avec le Front de libération nationale. Pourquoi essayer de soigner une société incurable? Pourquoi ne pas fonder un nouvel ordre social? C’était la conviction de Fanon. C’est ce que New Frame propose: un journalisme pour le peuple, et qui – comme Fanon poursuivit dans sa lettre – ne se cache pas derrière un masque de bonne volonté. “Aucune morale professionnelle, aucune solidarité de classe[avec les dirigeants], aucun désir de laver le linge de maison en privé, ne peut faire l’objet d’une revendication prioritaire. Aucune mystification pseudo-nationale ne peut prévaloir contre l’exigence de la raison”. Ce journalisme sera basé sur les exigences de la raison.

L’image ci-dessus provient de l’équipe de New Frame. Bonne chance pour votre projet!

L’image ci-dessus représente le président burkinabé, Thomas Sankara (1949-1987), accompagné du marxiste égyptien Samir Amin (1931-2018). Sankara était, sous plusieurs aspects, l’héritier de Fanon: un dirigeant leader et populaire qui comprenait la puissance de l’impérialisme. Sankara était passionnément engagé à construire une société nouvelle que les Burkinabés méritaient après un siècle ou plus de mendicité coloniale. Lorsque Sankara se rendit aux Nations Unies en 1984, il parla avec poésie d’un monde meilleur dans le futur proche:

Je suis venu ici pour demander à chacun d’entre vous de rassembler nos efforts afin de faire cesser l’arrogance de ceux qui ont tort, de faire disparaître le spectacle morbide des enfants qui meurent de faim, de faire triompher la révolte légitime du peuple et pour que le bruit des armes se taise.

De tels espoirs sont souvent anéantis par les coups de feu.

Samir Amin est allé à la rencontre de Sankara parce qu’il partageait les espoirs du dirigeant et il avait également une longue carrière dans la région africaine du Sahel en tant qu’analyste et militant. Ce dimanche passé, Samir Amin est mort. Ce fut un choc réel pour plusieurs d’entre nous qui avaient suivi ces conseils durant les dernières décennies (mon obituaire est dans The Hindu). Les analyses de Samir du développement des pays sous-développés dans les Tiers Monde reste pertinent aujourd’hui et ces idées méritent d’être discutées et débattues. Pourquoi un pays comme le Burkina Faso – riche en or et en manganèse – resterait-il dans un état si précaire? Les explications qui mettent la faute sur les gens eux-mêmes sont inadéquates. Samir a ouvert une sphère de débat importante sur le commerce international et sa relation avec les luttes de classes.

Prabhat Patnaik, dont l’interview au sujet des guerres commerciales est central au dossier du Tricontinental: Institut de recherche sociale de ce mois, a écrit un obituaire du projet de Samir. La clé en est la surexploitation de la périphérie. Ce sont des thèmes importants qui seront développés dans les deux Carnets politiques qui sont en train d’être produits par le Tricontinental: Institut de recherche sociale: le premier est un long interview avec Samir Amin réalisé par nos deux collègues Jipson John et Jitheesh PM, et le deuxième est un document sur les derniers essais traitant de l’impérialisme par un groupe composé de Ahmet Tonak, Tatiana Berringer et Lucia Pradella. Je vous prie de garder ces deux prochaines publications à l’esprit.

Des mondes nouveaux n’apparaissent pas de nulle part. Ils sont le résultat de luttes et d’organisation. P.Sainath – le maître des recherches au Tricontinental: Institut de recherche sociale – a publié un superbe article sur Hausabai Patil (âgée de 91 ans). Hausabai a pris les armes lors de la lutte dans les années 40 contre le colonialisme britannique, rejoignant son père légendaire Nana Patil – le chef du Prati Sarkar. Cet article constitue une partie du projet de Sainath de documenter les vies de révolutionnaires si courageux mais souvent oublié (la collection sera publiée l’année prochaine dans un livre par LeftWord Books). L’histoire ce termine très bien. L’équipe de journalistes est prête à s’en aller. Hausabai demande alors: “allez vous m’emmener maintenant?”. Lorsqu’ils lui demandent où, elle leur répond: “Pour travailler avec vous tous”. C’est ça, l’esprit humain: indomptable.

Également indomptables, les Brésiliens ont marché des centaines de kilomètres pour inscrire leur candidat – Lula – aux élections présidentielles d’octobre. Ils sont venues par vagues à Brasilia, pour lutter contre la persécution judiciaire qu’ils subissent et pour déclarer leurs opinions. Dans l’image ci-dessus, on retrouve quatre personnes qui dirigent les protestations en faveur de Lula et contre le ‘soft coup’, chacun faisant un L pour Lula: (depuis la droite) le maire de São Paulo, Fernando Haddad, Dilma Rousseff, l’ex-président du Brésil, Gleisi Hoffman, le dirigeant du Parti des travailleurs du Brésil (MST), et Manuela d’Avila, une avocate du Parti communiste brésilien (PCdoB) qui sera candidate à la vice présidence si Lula ne peut pas participer aux élections. Pour le contexte entier de la situation, lisez la note de João Pedro Stédile du MST publié par People’s Dispatch.
Finalement, l’Etat indien du Kerala subit une crise terrible. Les torrents d’eau ravagent l’Etat de fond en comble. La situation est catastrophique. Subin Dennis, un chercheur dans le bureau du Tricontinental: Institut de recherche sociale à Delhi, a rassemblé les données relatives au volume des pluies et ajoute une adresse pour faire un don pour les grandes réparations qui coûteront des sommes énormes. Le gouvernement du Kerala a aussi créé un site. S’il-vous-plaît, faîtes ce que vous pouvez pour aider.

Notre image de la semaine (ci-dessous) est un hommage à Ruth First (1949-1982), la révolutionnaire sud-africaine, journaliste et activiste anti-apartheid. Exilée de son pays natal, elle fit un travail important en Afrique – d’un livre sur la Libye au meilleur livre sur les coup d’Etats sur ce continent – ainsi qu’un livre génial sur la vie en prison (117 days). Ruth écrivit en 1969: “Les politiciens sont des hommes qui rivalisent entre eux-mêmes pour le pouvoir, pas des hommes qui utilisent leur pouvoir pour combattre les problèmes de leur pays”. Elle fut assassinée dans son bureau au Mozambique le 17 août par la police d’Afrique du Sud. L’archive de ses oeuvres est désormais disponible en ligne. Sankara, Amin, First – ce sont tous des gens qui se sont relevés dans l’obscurité pour engendrer une nouvelle société et nous ont transmis la tâche de continuer cette lutte. Soyons, nous aussi, des sage-femmes!

Amicalement, Vijay.

PS: vous pouvez accéder à tous les bulletins d’information précédents, ainsi que nos dossiers, nos documents de travail, etc. sur notre site. Si vous désirez recevoir cette newsletter en français, portugais ou espagnol, n’hésitez pas à me le dire. Pour vous inscrire à cette lettre d’information hebdomadaire, rendez vous sur le site.

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